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A l'hôtel du volontariagisme

C'est une page qui se tourne. Une petite page, certes, mais un voyage, c'est ça : une suite ininterrompue de petites feuilles de vie, certaines si belles qu'elles en deviennent inoubliables, d'autres plus cruelles, qui doivent sans doute servir à rendre les autres encore plus magiques. Cette page, celle de notre vie à l'hostel de Nacho et Judith, est d'ores et déjà classée dans la seconde catégorie. Tout avait pourtant bien démarré avec ce couple rencontré en mars dernier, et ce Nacho qui nous accueillera chez lui à Rosario, à bras ouverts, en mai. Il était alors convenu qu'on se retrouve six mois plus tard, et que je travaille avec eux, dans cet hostel qui nous avait tellement plu. Mais la réalité nous a rattrapé : ce n'est pas en deux rencontres qu'on connaît réellement les personnes, même si le courant semble passer à merveille, même si, lorsqu'il nous annonce que Judith est enceinte, il rajoute : « Maïa aura une cousine ! ». C'est vrai, aussi, que les Argentins sont réputés pour en faire des tonnes. Trop enthousiastes. Nous aussi, certainement.

Car c'est avec enthousiasme que nous avions mis la main à la pâte, à peine arrivés à l'hôtel, pour nettoyer, poncer, peindre, astiquer. C'était dans le contrat oral : du « volontariat » pour commencer, en échange du logement, et ensuite j'y travaillerai, lorsque la saison touristique démarrera. Sauf que...


Sauf qu'on commençait à s'agacer de nettoyer, poncer, peindre, astiquer, quand eux se la coulaient douce, à mater des matches de foot, à aller se balader, à promettre de venir m'aider à peindre alors que je ne voyais jamais personne. Tout ça mâtinées de théories anarchistes pompeuses, ou qui se voulaient comme telles, assénées à chaque repas. Au début, ça nous faisait rire, cet anarchisme de cour d'école, qui essayait par exemple de trouver mille arguments pour justifier les mille dollars dépensés dans un jacuzzi, voulant nous faire croire qu'il en allait du droit légitime du peuple en sac à dos de se faire masser le cul par des bulles destinées à la grande bourgeoisie. Et puis, après, ça nous faisait grincer des dents, cet abîme entre la théorie et la réalité, si tragiquement fréquent, où que l'on se trouve sur cette drôle de planète. La goutte d'eau, ça a été de s'apercevoir que, tout volontaire que nous étions, c'est-à-dire tout travailleur gratuit à mi-temps, nous ne pouvions pas prétendre à une journée de repos, ou plutôt une journée pour se retrouver, tous les trois. Qu'il nous fallait avoir « une vision plus globale » pour l'aider, « prendre de l'initiative » pour améliorer les choses. Que garder l'hôtel lors de leurs innombrables balades n'étaient pas, pour eux, une contrainte. Que leur faire à manger non plus, sans doute parce qu'on se nourrissait, nous aussi. Cela en faisait un peu trop, en contrepartie du luxe d'avoir une chambre pour nous trois, sans toilettes ni salles de bains, faut quand même pas exagérer. Quelques éclaircissements devenaient donc indispensables : « Et sinon, pendant la saison, quand je serais employé, quoi... J'aurais droit à un jour de repos ? ». Nacho me dévisage, comme choqué par une telle revendication : « Non. Car tu crois qu'on peut se prendre un jour de repos, nous ? Si tu fais la demande, on pourra s'arranger. Mais tu seras quand même payé 600 dollars, et tu peux te renseigner, c'est bien payé, crois-moi ». On a donc fait nos petits calculs : j'aurais été payé l'équivalent de 2€ de l'heure, 8 heures de travail, 7 jours sur 7. Dans ce pays où le syndicalisme est le plus puissant d'Amérique Latine, on se demande si c'est très légal, tout ça. Surtout, il part du principe où tout le monde est sur un pied d'égalité, en oubliant un tout petit détail : en deux mois et demi, eux retirent de l'activité un bénéfice les faisant vivre le reste de l'année. Les employés à peine de quoi vivre dans un pays où l'alimentation est plus chère qu'en France. C'est aussi ça, la réalité de l'Uruguay. Car si Nacho peut se le permettre, en s'estimant même généreux d'offrir un tel salaire, c'est parce que les Uruguayens n'ont pas trop le choix que d'accepter ces conditions sociales désastreuses. Les syndicats ont encore du boulot.


Suite à notre discussion où il était prévu que chacun réfléchisse sur l'opportunité de continuer l'aventure ensemble, on s'aperçoit que sa réflexion à lui est toute faite. Du jour au lendemain, il ne nous adressera plus la parole, mettant une ambiance insupportable entre nous, tandis que les touristes commencent à affluer. Alors, on appelle Nilda, la propriétaire de la petite maison dans laquelle on devait emménager le 20 décembre, pour savoir si on pouvait avancer la venue au... 20 novembre, carrément. Et puis, les regards haineux de Nacho se multiplient, la tension augmente, sans qu'il soit possible de se poser pour discuter vraiment : il a décidé qu'il avait raison, et on sent bien que la théorie selon laquelle la vérité est comme un miroir brisé dont chacun possède un morceau en pensant que c'est LA vérité, ça lui en toucherait une sans faire bouger l'autre, comme dirait Jacquot. Judith, elle, après un moment à vouloir coopérer et rabibocher tout le monde, prend le parti de son mari, chose tellement habituelle dans cette Amérique Latine si patriarcale. On rappelle Nilda : « et... ce serait possible demain ? ».


On en a accumulé des trucs, mine de rien, en neuf mois. Entre les habits d'hiver, une marionnette, une guitare, les bilig ramenés par la famille, ça en fait, des choses à transporter en carriole. Pendant qu'on s'active, que je fais 4 allers-retours la carriole pleine à craquer, plus un à pied pour transporter une valise qui ne rentrait décidément pas, Nacho nous regarde, installé sur son canapé, à siroter son maté. Aux dernières nouvelles, sa voiture fonctionnait à merveille et son grand coffre aurait largement suffit à un voyage. Ce sera notre dernière image de Nacho, qui ira jusqu'à ignorer Maïa lui disant au revoir, et ce ne sera certainement pas la plus belle.


A choisir entre un salaire de misère et la misère elle-même, on a donc choisi la solution la plus radicale. Cependant, il paraît, d'après un grand Charles – exilé fiscal qui n'y connaît absolument rien soit-dit en passant – que la misère est moins pénible au soleil. Faut quand même se méfier quand les riches parlent des pauvres. Finalement, cette décision nous soulage même si la situation nous a rendu triste. C'est aussi tout un environnement que l'on quitte, un peu hors-sol, avec un couple qui venait ici faire leur business trois mois dans l'année et avaient des idées bien arrêtées sur les mœurs des locaux : en gros des fainéants et jaloux de la réussite des autres. Nacho nous conseillait fortement de nous méfier de tout le monde, Tabaré ne pouvait pas nous offrir un bout d'espace dans sa boutique gratuitement pour no beaux yeux, ils sont pas comme ça, les gens d'ici... On avait parfois l'impression d'être dans deux mondes parallèles, et on ne venait pas à Punta del Diablo pour vivre comme des touristes ou de ceux qui se croient au-dessus, sans connaître la réalité des gens d'ici. Il y avait donc un monde à supprimer.


Ironie de l'histoire, à peine avions-nous quitté l'hôtel du volontariagisme qu'on nous proposait de faire des ménages dans des maisons louées pour l'été. Il n'y en aura pas des tonnes mais à des conditions salariales légèrement différentes : au final, en trois heures de travail – ce qu'il faut approximativement pour nettoyer une maison – nous gagnerons ce que j'aurai gagné en... trois jours à l'hôtel. On n'a pas mis longtemps à ne pas regretter notre décision.


Mis à part ces extras, c'est officiel : on mise tout sur les crêpes de Céline. L'alternative bretonne à la misère, elle est là, et on peaufine notre stratégie commerciale – maintenant qu'on est entrepreneurs, on a le droit d'utiliser les mots pompeux de la Macronéconomie – en attendant les beaux jours et les touristes, comme tout le monde. Avec une foi aveugle pour les talents culinaires de Céline et les promesses de beaux jours des gens qu'on côtoie et qui ont goûté de notre spécialité. Cet été austral à Punta del Diablo sera sous le signe du Krampouezh Power, ou ne sera pas.


Un autre signe d'ailleurs, ne trompe pas. Il y a quelques jours, c'était la kermesse de l'école de Maïa, sa première kermesse en réalité, qui est en fait une vraie fête de village tant tout le monde ici a un enfant, un frère, une sœur, un cousin, une cousine, à l'école du village. Pour l'occasion, chaque classe représentait un pays, et celle juste au-dessus de Maïa avait choisi la France. Comme les Uruguayens adorent manger, ils devaient présenter une spécialité du pays. Quel ne fut pas notre étonnement – en d'autres termes, on était sur le cul – lorsque nous voyons une description bien renseignée de la crêpe, allant jusqu'à préciser qu'elle venait d'une région s'appelant Bretagne, où là-bas elle est appelée krampouezh. Prendre l'école comme support d'une stratégie commerciale, il faut être Mac Do ou Leclerc pour y penser. Nous, non, mais si ça aide notre politique de fidélisation produit, on crache pas dessus. La classe de Maïa représentait l'Italie, mais elle n'a pas voulu danser sur scène avec ses camarades. On ne va pas trop lui demander, quand même : elle s'est intégrée magnifiquement à son nouvel environnement, sans jamais un caprice pour aller à l'école, alors qu'elle y découvre aussi les petites violences que peuvent s'infliger les enfants – et qui a provoqué les gros yeux de son papa envers son (petit) bourreau qui n'y reviendra pas de sitôt, on l'espère. On ne se sentait pas de l'obliger à faire une danse que sa classe répète depuis des mois. Et puis merde, c'est le pays de Materazzi, quand même...


Nous sommes donc bien installés dans notre nouvelle maison, après une bonne journée de ménage et les menues surprises qu'on pouvait prévoir pour un loyer si bon marché. L'après-midi de notre déménagement, une tempête dont on a l'habitude s'abat sur le toit de notre maison, qui révèle ses multiples ouvertures, laissant la pluie rentrer à petites gouttes. Et puis, surtout, il y a l'autre eau, celle du robinet, prélevée directement des nappes phréatiques, à 28 mètres de profondeur. Conséquence de la tempête ou de notre arrivée, elle sort du robinet avec une odeur d'égout à faire reculer un voyageur du désert qui n'aurait pas bu une goutte d'eau depuis trois jours. C'est sans compter sur la bonne volonté de Nilda, la propriétaire qui s'était ruinée l'an dernier avec un maudit hôtel. On ne peut pas se fier aux gens d'ici, disait Nacho. Et bien nous, c'est plutôt d'agréables surprises que nous rencontrons, dans des situations un peu critiques. Elle se démènera comme une diablesse pour trouver une solution qui consiste, pour l'instant, à aller prendre l'eau chez le voisin, approvisionné par le réseau national. « On l'a aidé lorsqu'il a construit sa maison, aujourd'hui, il nous aide, nous explique Nilda, avec son rayonnant sourire. C'est comme ça que ça devrait être la vie, mais malheureusement, c'est pas souvent le cas ». On en sait quelque chose.


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