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Tronches de vie

Cela faisait un bout de temps qu'on passait devant sa petite cabane bleue, et qu'il nous saluait d'un vibrant « bonjououourrr ! », nous montrant par là qu'il avait compris, pas con le bonhomme, qu'on était français. Alors un matin, sur la route pour acheter le lait, ça ne pouvait plus durer : il fallait s'arrêter. Le propriétaire de la maison, torse nu, une longue tresse de cheveux blancs dans le dos et des yeux fascinants, marrons entourés d'un étrange bleu ciel venus d'on ne sait où, se présente : « je m'appelle Rodolfo. J'ai une copine Chilienne, mais là, ces temps-ci, ça marche pas fort. Et je vis ici, donc. » Pas du genre à avoir des réserves sur sa vie intime devant des inconnus, Rodolfo. Après nous avoir présenté sa situation amoureuse, il dresse son doigt au ciel : « et je fais de la radio. Vous voyez le fil, là ? Ben, c'est pour communiquer avec le monde entier ! ». Ses yeux s'illuminent, le bleu semble, d'un coup, remplacer complètement le marron. S'il a des amours déçus, sa vraie femme semble être ce poste de radio qu'il nous présente, planté au fond de sa cabane sans fenêtre, où il passe la majeure partie de ses journées, à communiquer en Australie, en Europe et aussi ici, en Uruguay. Une passion totalement anachronique, mais qu'il met tant de verve à expliquer que ça nous laisse pantois. « Là, par exemple, j'appuie sur le bouton et paf ! Je peux communiquer avec des gens en Australie ! En Australie, quoi ! »

Avec beaucoup de fierté, il commence à nous présenter à tous ses copains de la planète, surfant sur les ondes pour aller à la pêche à ceux qui, comme lui, passent leurs journées devant leur micro, leur disant qu'il a là des amis français venus lui dire bonjour, amis qui reçurent en retour la bienvenue sur les ondes radiophoniques une bonne dizaine de fois. Et ça, ça vaut bien des amis facebook.

Bien sûr qu'on y a pensé, mais qu'on n'a pas osé. De toute façon, on connaissait la réponse : non, Rodolfo n'a ni mail, ni Facebook. Quand il évoque ce couple de Français avec qui il s'était lié d'amitié, il regrette de ne pas pouvoir communiquer avec eux, nous suggérant qu'on pourrait « l'aider », sans qu'on comprenne exactement s'il faisait référence aux réseaux sociaux ou s'il voyait la France comme l'Uruguay, un petit pays où, au final, tout le monde se connaît plus ou moins. L'Uruguay se targue aussi d'être le pays d'Amérique Latine le plus connectée, invitant ainsi les free-lance et les start-up du monde entier à venir s'installer devant les belles plages uruguayennes. Une performance qui est en réalité une catastrophe : les bus locaux qui, il y a huit ans lors de notre précédent passage en Amérique Latine, étaient des places de village ambulantes, propices aux commérages les plus rocambolesques, sont aujourd'hui devenus des églises à huit roues, chacun se recueillant devant son écran avec une assiduité qui pourrait forcer l'admiration en d'autres circonstances. A tel point qu'un jour, dans le bus reliant Marindia à Montevideo, nous sommes deux sur la soixantaine à déplier notre journal, autre vestige d'un monde d'avant. En guise de solidarité sans doute, ma camarade m'offre son journal en descendant, trop contente qu'un homme plus jeune qu'elle perpétue une tradition devenue elle aussi anachronique.

Dans ce pays, donc, où il suffit d'appuyer sur un bouton pour communiquer avec le monde – qu'ils disent – et en ignorant superbement son voisin, Rodolfo et quelques autres continuent à hisser leur antenne, régler leur poste, chercher les ondes et avoir le bonheur de tomber à un moment sur une voix humaine, sans livrer des centaines de données à Google ou Facebook. « Parfois, c'est les flics. Je sais tout ce qui se passe dans le coin ». C'est donc plutôt lui qui vole les données. Mis à part la maréchaussée, ses copains et lui font partie d'un réseau, celui des « aficionados de la radio ». Le Cercle des Poètes disparus des télécommunications, en somme.


En cette période de vacances scolaires, on le sent bien, Maïa a besoin de voir des enfants de son âge. Non pas qu'elle en a déjà plein le bol de ses parents, ça attendra un peu – on s'est d'ailleurs décidé à l'enregistrer dire qu'elle « vivra toute (sa) vie » avec nous, histoire de la faire chanter le moment venu – mais ce genre de voyages procure une extrême proximité familiale, et on n'a, ni nous, ni elle apparemment, envie qu'elle grandisse trop vite. C'est un exercice délicat que celui de faire voyager son enfant, dans l'espace, les langues et les cultures, et en même temps de le laisser s'exprimer dans sa sociabilité, qui n'est jamais aussi riche que pendant l'enfance. Sassil, la petite qui fut son premier bourreau à l'école avant de devenir son amie, habite juste à côté de l'épicerie de Nilda, notre propriétaire, où nous allons régulièrement. Elle aime bien Maïa, mais on la soupçonne de bien aimer également ses jouets, dénichés pour la plupart en foire aux puces françaises par la grand-mère, de vrais petits trésors dans ce village où le seul endroit où l'on vend des jouets est... la pharmacie. Un jour que je viens chercher Sassil chez sa mère, son beau-père m'invite à rentrer dans la maison. C'est qui s'appelle passer un pallier. Car les Uruguayens n'ouvrent pas spécialement la porte aux inconnus, à moins d'avoir lustré la maison, et être bien sûrs qu'il n'y aura pas de jugement de classe sur la pauvreté matérielle dont ils peuvent souffrir. Le beau-père étant le fils de Nilda, ça a sûrement aidé dans la relation de confiance qui s'est installé progressivement. A côté, la mère semble insaisissable, dure, avec un je-m'en-foutisme - pardon, un détachement - vis-à-vis de son enfant assez incroyable. La mère comme le père de Sassil font partie de l'Uruguay qui se lève tard, celle qui fait la fête avec de l'argent sorti d'on ne sait où tant ils vivent dans la précarité. Arrivé dans la maison, le beau-père nous présente fièrement le piano de sa compagne. Celle-ci arrive, et pratiquement sans nous saluer, se met à jouer. Les doigts défilent sur les touches du piano, et les chansons s'enchaînent, passant d'un morceau de rock uruguayen à une valse de Chopin. Il y a, d'un coup, comme un esprit enchanté dans ce lieu pourtant bien enfumé et enfermé, où la chaleur moite de l'été uruguayen nous fait suer à grosses gouttes.


Et puis, Bouclette arriva, la clope au bec, laissant des cendres partout où il passe. Si on peut soupçonner Bouclette de fumer des choses licites ici en Uruguay, de picoler du matin au soir, on ne peut pas lui reprocher une quelconque calvitie, d'où le surnom qu'on lui a donné, et dont vous pouvez apprécier l'originalité. On l'a avait rencontré au début de la saison, et c'était alors le barman de Tabaré, prêt à travailler dur pour la saison qui arrivait. Et puis, il s'est fait virer, on le voyait déambuler, saoul, dans les chemins de Punta del Diablo, nous interpellant pour nous parler de tout et n'importe quoi, même à Jean-Yves, le Papé, qui restait impassible devant ses monologues qu'il ne pouvait pas comprendre. Il s'est ensuite repris un peu, sans doute parce qu'il n'y avait plus rien dans le frigo. Il s'est choisi une rue, en face de l'épicerie de Nilda, et est devenu cobrador, ceux qui « gardent » les voitures des touristes en échange d'une petite pièce. Dans la pyramide sociale uruguayenne, cobrador se place juste après fouilleur de poubelles. Bien loin de barman d'un des spots, rustique certes, mais des plus réputés de Punta del Diablo.

Bouclette, lui, passe le palier sans avoir obtenu la permission et, sa clope toujours au bec, enjoint la mère de Sassil de jouer l'hymne national, « comme ça, tout le monde la reprendra, ce serait cooool ». Gros moment de silence et de malaise. La parenthèse enchantée s'est refermée, la mère de Sassil quitte son piano et examine sa fille : « oh et merde, on t'a pas brossé tes cheveux ce matin ; bon allez, file, ça ira bien comme ça » lui dit-elle en lui mettant un élastique sur sa belle chevelure comme on embroche un mouton pour un méchoui. Définitivement, le piano, ça change une personne.


Dans cet environnement, Sassil a plutôt intérêt à savoir se débrouiller par elle-même. Arrivés à la maison, nous nous rendons compte qu'elle a une plaie béante sur le bras. « Je me suis brûlée avec de l'eau bouillante » nous explique-t-elle. ça suinte, et c'est pas beau. Alors, on la soigne avec ce qu'on a. C'est sûr, à côté, Maïa vit comme une princesse dans un conte de fées. Et ça se ressent quand elles jouent ensemble, quand Sassil décide par exemple que sa poupée fait du karaté et réduit en miettes la dînette qu'elles avaient patiemment installées toutes les deux. Il faut alors voir la tête de Maïa, perplexe et bouche bée devant les agissements de sa copine. Faudra lui expliquer que faire du karaté dans sa cuisine, c'est pas recommandé, mais nous, on n'en a pas le courage.


Notre vie est ainsi rythmée de ces journées « maison » et des parties de vente ambulante, qui s'espacent de plus en plus, au fur et à mesure que la saison touristique amorce son inexorable descente. On a connu des journées à zéro peso, dans une plage désertée à cause du vent ou de nuages menaçants. Dans ces cas-là, comme on a horreur du gaspillage, il vaut mieux aimer les crêpes. Alors, pour ne pas prendre 10 kilos chacun, on espace les ventes et on privilégie les week-end, où l'affluence double ou triple. Maïa et Céline s'amusent, vont se baigner ou fabriquent des châteaux de sable pendant que moi, pauvre métèque, sous un soleil de plomb, je parcours de long en large les plages à la recherche des petits et grands mangeurs prêts à sortir leur porte-monnaie. Oui, vous pouvez verser une larme. Surtout quand mes deux femmes sont les premières à rencontrer un dauphin, venu près du rivage les saluer. C'est alors toute la plage qui se lève, avertis par ces deux étrangères, et scrute l'eau, cherchant désespérément un aileron. Et moi qui ne comprends rien, sentant bien que ce n'est pas le moment de déconcentrer qui que ce soit avec mes crêpes. Céline et Maïa, après m'avoir fait perdre un quart d'heure de chiffre d'affaires, parcoururent la plage pour accompagner cet étrange et majestueux visiteur. Notre petite commence à connaître le monde marin, ses beautés et ses mystères.

C'est dans ces moments-là qu'on se dit qu'elle en a vu, quand même, des choses, en un an de voyage. Car c'est arrivé sans crier gare : le 16 février, cela faisait un an que nous avions quitté le radieux soleil brestois (si, si) pour débarquer dans ce petit pays que nous avons appris à aimer. Un an à pédaler, à (s')aimer, à s'extasier, à être déçu parfois, à apprendre, souvent. Un an à appréhender une autre manière de vivre, surtout une autre manière d'appréhender le temps. Avant de partir, nous le sentions bien qu'il y avait quelque chose d'absurde dans la frénésie occidentale, et on en est aujourd'hui convaincus. Il y a ici une délicieuse manière de déguster le temps qui passe pour laquelle on n'a pas d'autre choix de s'y plier, si on ne veut pas devenir fous. Mais une fois qu'on s'y plie, qu'est-ce qu'on y est bien.... Les Uruguayens n'ont pas raison sur tout, ni sur leur mode de vie, ni sur les sacs plastique qu'ils jettent à tout-va, ni sur toute autre chose, mais il y a ce rapport au temps si différent, tellement plus humain, qu'il offre de nouvelles possibilités d'imaginer nos vies, d'appréhender l'autre et d'éduquer notre fille. C'est sûr, on ne sait toujours pas se situer dans six mois, mais on a au moins chargé notre besace d'un peu plus d'idéalisme. Si c'était possible...


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