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Adieux au Diable

Finalement, c'est arrivé : Maïa a retrouvé Joakim. Joakim (Maïa l'appelle « Koakim », alors faisons de même), c'était son grand copain d'école. Quand ce n'était pas encore les grandes vacances – car oui, ici, c'est le temps des grandes vacances ou plutôt maintenant de la rentrée, dans ce monde à l'envers – nous avions bien demandé à « Koakim » s'il voulait venir un de ces samedi à la maison. Sa réponse avait fusé : « ma maman ne voudra pas ». Il nous le dit avec un grand sourire, ce petit gars, un sourire vraiment désarmant pour le coup. Alors, quand on le rencontre avec sa famille par hasard – qu'y disent – en sortant de l'épicerie, ni une ni deux, nous accourons à leur rencontre, et nous nous présentons à sa mère tandis que les deux copains sont tout à leurs retrouvailles. Victoria, la mère, nous reçoit avec un sourire elle aussi, mais on sent bien que c'est le genre de personne qui ne sait pas faire autre chose que sourire, même dans une infinie tristesse – voilà un bel héritage qu'elle lègue à son fiston. Et cette infinie tristesse, on la voit bien dans ses yeux, qui ne trompent jamais, eux. Les gestes sont peu assurés, les mains tremblantes, la voix d'une lenteur d'escargot. Au bout d'une minute, Victoria n'en peut plus, nous voyant bien perplexes devant ce qui ressemble peut-être plus à un fantôme qu'à un être humain : « J'ai perdu mon mari il y a six mois. Accident des poumons, ça a été très rapide. Depuis, je suis sous médicament. Ils me font aussi une injection tous les mois, je l'ai eue hier, je tremble, j'y peux rien. Normalement, je fais de l'artisanat mais là, je ne peux plus rien faire. Et là, c'est la saison pour vendre. C'est dur ». On a beau en avoir vu, par ici, la Cour des Miracles continue de s'allonger sans qu'on n'y sache y répondre par autre chose que de la compassion. Dans un pays où rien n'est prévu quand un pauvre meurt et laisse sa famille sans ressource, comment fait-elle, Victoria, en dépression, visiblement vidée d'énergie, pour élever et nourrir ses trois enfants de 5, 7 et 8 ans, sans une thune en poche ? Mystère, comme le Tiers-Monde sait nous en offrir, mais dont tout le monde se passerait bien.

C'est pas comme si on n'en avait jamais vu, de la misère, en Bolivie, au Mali, au Sénégal, mais celle-là est d'autant plus choquante qu'elle est cachée derrière le ridicule vernis de « Suisse de l'Amérique Latine ». Myriam, la mère de Lia, nous l'expliquait bien : « ici, on fait comme si : comme si on était un pays riche ». Et cachez cette pauvreté que je ne saurais voir. Elle nous donna sa vie en exemple, Myriam : « quand j'avais 2-3 ans, ma mère m'attachait la jambe au pied du lit, et demandait à la voisine de me surveiller par la fenêtre. Je restais seule, à la maison, pendant qu'elle partait bosser. Pas le choix, personne ne pouvait me garder. Je me souviens très bien de la voisine, qui passait me voir de temps en temps. Ma mère, aujourd'hui, je la remercie : je crois qu'il y a peu de choses aussi difficiles que laisser son enfant comme ça, livré à lui-même. Mais au moins, on a eu à manger ».


Ça a dû soulager Victoria, pensait-on, que Koakim vienne à la maison, à la plage, y vide son impressionnante énergie, incapable qu'il est, ce p'tit gars avec des muscles partout, de se concentrer sur une chose plus d'une minute. A part sur ma guitare, ce qui n'était pas franchement pour m'arranger. En tout cas, ces deux-là s'aiment, ou s'aiment bien, au minimum. Un jour que je le ramène à la maison « Miss Monde et Monsieur Univers » comme on a fini par les appeler sont tous les deux dans la carriole, la Miss voulant raccompagner Monsieur dans son carrosse. Et Monsieur fait un bisou à Miss, et Miss qui lui répond en faisant de même. Le cocher, ému, n'en verra pas plus, sa dignité et sa réserve professionnelle le gardant de tout voyeurisme. Mais ça ne l'empêchera pas d'enrager sur l'absence de rétroviseurs sur son guidon.

Malheureusement, avec toute la sympathie que nous inspire cette famille, nous serons de nouveau rattrapés par cette nonchalance uruguayenne. Alors que Maïa se faisait une joie d'accueillir toute la smalah, le Koakim et ses deux frangines, hop, le pack complet qui allait soulager sa mère pour une journée, un texto le matin nous refroidit direct : « les enfants ne viendront pas. Victoria. » Comme d'habitude, Maïa sera déçue mais en fera finalement peu cas, et nous partirons à la place pour une dernière virée en bicyclette, dernier baroud d'honneur d'une année de pédalage.


Car à Punta, c'était la fin de tout : de l'été, du carnaval, des touristes, des crêpes, et de notre histoire ici. On ne fera pas ici le bilan moral et financier de notre activité économique, tant notre moral, justement, a fait les montagnes russes, entre de belles rencontres, notre partenariat avec le restaurant d'Alvaro et de Patrizia, et les journées où la météo vire sa cuti d'un coup, nous laissant seuls, affreusement seuls sur la plage, avec uniquement nos crêpes, nos dizaines de crêpes invendues, pour pleurer, et un vent à décorner les bœufs ou une pluie battante comme seuls compagnons. Finalement, cette activité nous aura tout juste permis de survivre : avouons-le, sans le passage du Papé et de sa générosité, l'affaire aurait été bien plus raide financièrement. Vive le sponsoring, peut-on dire, mais ça n'en a jamais fait une affaire rentable. On se rassure en se disant qu'EDF ou Areva vivent ainsi depuis des années, mais loin de nous l'idée d'inventer les crêpes nucléaires pour obtenir un financement de l'Etat français.

Pour finir l'histoire en beauté, espère-t-on, nous avons proposé à Alavaro et Patrizia la vente de nos trois bilig usées plus une formation au tournage de crêpes. Le pack complet pour 100 dollars, un prix d'amis, m'sieurs dames. Alvaro nous regarda avec un sourire attendri : « non, je ne peux pas faire à ce prix-là. Ce serait donné. On va dire 150 dollars ? » On va dire ça alors. Après une demi-journée, Patrizia et son amie Camila avaient trouvé le coup de poignet, ou de coude c'est selon, et nous ont réussi de bien belles crêpes et galettes. Si on ne revient jamais à Punta del Diablo – Alvaro ne veut même pas le croire, et semblerait vouloir nous embaucher direct pour la prochaine saison – peut-être léguerons-nous cet héritage de la galette de blé noir, une vraie curiosité par ici. Et rien que ça, ça nous rendrait hyper fiers. Mais il y a autre chose qui nous rend fiers, aussi : Céline peut rajouter une ligne « formatrice internationale de crêpes bretonnes » sur son CV et ça, ça pète sa cacahuète autant que ça coupe la chique à Gilbert Collard.


Une fois débarassés de nos bilig, ce fut alors la tournée des au revoir, qui pourraient se transformer en adieux. Le passage par le bar de Tabaré, notre premier contact dans ce village, le seul troquet ouvert ici été comme hiver, était obligatoire. C'est que non seulement la caïpirinha est bonne, mais c'est que nous avons également vendu la carriole de Maïa à Tabaré, tellement heureux de l'aubaine – on ne compte plus le nombre de personnes regardant avec envie ce carrosse moderne – qu'il nous arrosa aussi le gosier. Nous étions passés juste avant dire au revoir à nos trois amis italiens, tenant le bar-qui-ne-dort-jamais (ou presque) sur la place la plus festive de Punta, des cernes pleins les yeux, excédés de ne dormir que 3 heures la nuit, ou plutôt le matin, quand ils ferment enfin les portes, à 9h, 10h ou 11h, c'est selon. Le résultat prévisible, mais qu'on n'avait pas connu depuis des plombes, c'est que ça donne mal à la tête, cet enchaînement d'alcools. Le lendemain, c'est donc à moitié sonnés que nous poursuivons notre tournée d'adieux – et de cadeaux : à la maison de Koakim, car nous ne sommes pas rancuniers, nous laisserons un tas de jouets que Maïa ne pouvait de toute façon pas ramener. Il fallait voir la tête de Koakim et ses frangines, qui semblaient avoir rencontré le Père Noël, Dieu et Jésus en une seule fois, nous couvrant de bisous, déballant tout dans une joie indescriptible. Victoria, elle et son sourire aux lèvres, regarde la scène, mi-heureuse pour ses enfants, mi-absente. Comme toujours. Puis elle voulut gonfler la piscine gonflable, offerte aussi par Maïa. Elle s'était mise dans un coin pendant que ses enfants continuaient à sauter de joie, et expirait ses poumons, en vain. La piscine ne bougeait pas d'un poil, même un alcootest aurait été pour elle un des douze travaux d'Hercule. Effroyable spectacle d'une femme à bout de souffle, au propre comme au figuré. Je me suis permis de l'aider et en quelques minutes, la piscine était rempli d'air. Au goût de caïpirinha, sans doute, mais au moins, elle était gonflée.

Notre tournée nous emmena ensuite à la maison de Maxi, le petit gars qui a passé son été à vendre le bois de ses parents, mais toujours le sourire aux lèvres, toujours un bon mot, pourrait-on dire, tellement ce gamin parle déjà comme un adulte. C'est qu'il nous a attendri, Maxi, lui qui rêvait de faire du body board mais devait passer ses journées de vacances à se cramer sous le soleil pour vendre du bois d'asado aux touristes. En arrivant chez lui, et en voyant l'état de la maison de ses parents, on s'est dit qu'on ne s'était pas beaucoup trompés. Au moins sur le fait qu'il l'aurait attendu longtemps, sa planche de body, avec le Père Noël. Il repartira donc avec la mienne, de planche, et le vélo à Céline. Fier comme un Uruguayen, il ne montrera pas sa joie, nous remerciant juste poliment. Mais le quart d'heure suivant, c'est avec un sourire radieux qu'on le voyait dévaler les chemins du village, paradant sur sa nouvelle bicyclette, que tout le village les voit, lui et son petit bonheur. Peut-être qu'il parade toujours à l'heure qu'il est, qui sait.

Et puis, on a gardé le meilleur pour la fin : à Nilda notre logeuse, toujours prête à nous filer un coup de main, nous prêtant même sa machine à laver, qui reste une avancée sociale incontestable, soyez-en certains, nous lui laisserons nos provisions, un mixeur et surtout, surtout, un maillot de l'En Avant de Guingamp. A cette mordue du football qui « regarde tout : le championnat uruguayen, la Céleste, la Champions League, les championnats européens, tout, tout, tout ! », je tente avec un certain succès, à moins que ce ne soit de la politesse, d'en faire une supportrice du club de cette ville de 8000 habitants, qui a battu le PSG de Cavani, si, si. Elle m'a promis de le mettre pour suivre les championnats européens et moi, me suis promis de rajouter sur mon CV : « lobbyiste populaire international pour l'En Avant de Guingamp ». Si avec tout ça, on n'arrive pas à trouver du boulot, c'est à désespérer de tout.


Après tout ça, on était fins prêts à partir, se payant même le luxe d'accepter la gentillesse et la générosité de Lionel, notre sorcier habitant La Esmeralda, à 20 kilomètres de là, qui non seulement acceptait de nous recevoir quelques jours, mais se proposait même de venir nous chercher avec l'antique 205 Peugeot acheté par sa mère et son beau-père dans la perspective de passer des moitiés d'années de retraite au soleil de l'été austral. En fait, la voiture et son chauffeur stationneront là 24 heures, la faute à une tempête impressionnante, venue sans crier gare nous déverser ses grêlons gros comme des ongles, inondant littéralement des parties entières du village. Même nous, bien qu'habitant sur une colline, nous passerons la moitié de l'après-midi à éponger l'eau rentrant de toute part. « Mais c'est comme si Punta del Diablo ne veut pas vous laisser partir » en conclura notre ami, philosophe. Cette tempête achèvera pour de bon la saison touristique du village. Lorsque nous pûmes enfin sortir la tête dehors, c'est notre odorat qui en prit un coup : le village ne comptant pas de canalisations, toutes les eaux grises et autre eaux merdeuses sont jetées un peu partout, et avec la puissance de la tempête, elles furent toutes dirigées vers l'océan qui prit un délicieux teint marron. Autour des hôtels, dont la fréquentation des toilettes atteignent des pics avec la fin du carnaval et ses dernières soirées endiablées, l'odeur donne carrément la nausée. Cachez ces cacas que je ne saurais voir, il vous revient inévitablement un jour ou l'autre.


Le lendemain, quand enfin nous pouvions partir, nous nous rendîmes compte à quel point Lionel avait eu une bonne idée en nous proposant de venir nous chercher. La petite 205 peine à faire rentrer tout ce beau monde et nos bagages, malgré les jouets qu'on a donnés, les vélos qu'on a offerts, les affaires qu'on a filées. C'est un an de vie ici qui nous suit, avec ses hivers rugueux qui nous ont amené à acheter quelques couches chaudes en plus, avec ces quelques bidouilles de confort, comme la guitare, comme tous les jeux , les livres qui restent encore pour Maïa. Chargée comme une mule, la 205 nous amènera bien à bon port, même si les dos d'âne lui ont souvent chatouillé le bas de caisse. Sacré numéro, va.

Nous resterons quelques jours chez Lionel, à vivre comme lui le fait, au rythme de la Nature, sans électricité, le seul feu de bois pour faire la cuisine et la seule pompe pour puiser l'eau du sous-sol. C'est que ça lui demande une bonne dose d'organisation et une belle louchée de patience à Lionel, de vivre ainsi coupé du confort moderne, mais sans que ça ne semble lui peser le moins du monde. Et en effet, on ne manquera de rien chez lui, dégustant même de fabuleuses pizzas au feu de bois et admirant l'étourdissant spectacle du ciel étoilé lorsque aucune pollution lumineuse ne s'y immisce. Maïa, elle, fera la connaissance de Vidaluz, la petite fille du couple d'Argentins s'étant également installés sur le terrain de Lionel. Quelques jours plus tôt, Vidaluz avait eu une petite sœur, née dans cette Nature si belle mais si loin de toute assistance, que les parents n'ont pas sollicitée. Pour elle, les rencontres se font rares, alors malgré sa timidité sauvage, tellement compréhensible quand on vit enfant, seul, dans un tel milieu, elle sollicita Maïa dès que possible, qui ne se fit pas prier pour s'ensauvager elle aussi, quittant définitivement ses sandales pour faire comme sa copine. Si bien que trois jours plus tard, c'est Maïa qui ne voulait plus partir. Le confort moderne aura beau faire ce qu'il peut, jamais il ne pourra concurrencer une amitié naissante.


La nôtre avec Lionel ne s'arrêtera pas au Terminal de bus de Castillos, où il nous amène de nouveau avec sa 205. Nous avons au moins prévu de se revoir en Bretagne avant que lui ne parte en Inde, à poursuivre la recherche spirituelle dans laquelle il est engagé.

De recherche spirituelle, il n'en sera pas question pour nous, lorsque le bus nous lâchera au bord de la 4 voies à hauteur de Marindia, avec notre pyramide de bagages. C'est plus d'une solution concrète qu'il nous fallait trouver pour faire passer tout ce bardas de l'autre côté de la route, un dimanche soir de pré-rentrée, quand toute la classe moyenne de Montevideo rentre tambour battant à la maison et qu'il n'y a pas de feu rouge pour les arrêter. Et puis, tel un miracle divin, un embouteillage se produisit devant nos yeux, nous permettant tranquillement d'aller emprunter les caddies de l'épicerie voisine et traverser tranquillement la route, devant des automobilistes qui se demandaient d'où venait cette famille de Romanichels qui les narguait avec leur envieux statut de piéton. Et nous de nous rendre compte qu'en passant de la carriole à vélos au caddie de supermarché, nous descendons d'un coup de plusieurs classes sociales dans la société uruguayenne. Dumas, notre ami gérant du camping de Marindia chez qui nous allions passer quelques jours, mit bien 30 interminables secondes, immobile, impassible devant nous, avant de comprendre que cette apparition n'était pas due à la politique migratoire de Manuel Valls à l'autre bout du monde. « Gwendal, Céline ! Vous êtes rentrés ! » Oui, on est un peu rentrés à la maison. Notre maison hivernale mais en beaucoup plus chaud. Retour au point de départ ? Plutôt le début d'une nouvelle aventure.


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