top of page

C'est pas l'Pérou – et pourtant...

Voilà une nouvelle aventure, pensait-on. On ne pensait pas si bien dire. Comme on ne sait toujours pas de quoi notre avenir sera fait, ça nous aide à prendre des décisions inconscientes. On ne pensait pas aussi inconscientes.

Dans un coup de folie, donc, nous avons pris des billets d'avion pour le Pérou. De Montevideo, il faut dire que le voyage au pays des Cités d'Or est particulièrement abordable. Une nouvelle aventure, donc. On en était tout excités, à faire découvrir ce pays aux milles facettes et aux cultures ancestrales à Maïa. On va au Pérou !!!

Au final, on est au Pérou. Sans point d'exclamation. Pas franchement heureux d'être aux premières loges d'un réchauffement climatique qui a des conséquences d'une violence inouïe par ici. C'est pas comme si on n'était pas déjà convaincus : pour un tel voyage vers la catastrophe, j'aurais volontiers payé un billet à ces indécrottables climato-sceptiques de Trump, Sarkozy ou Claude Allègre. Pour qu'ils y goûtent un peu, à la place du peuple. Mais on ne va pas se cacher derrière notre petit doigt : à prendre l'avion comme on claque des doigts, nous contribuons nous aussi à rendre ce climat complètement fou.


Tout avait pourtant bien commencé, comme ils disent dans les histoires. Notre avion décollant de Montevideo à 4h du mat', nous avons eu le temps de tester les fauteuils très confortables de l'aéroport, qui ont la particularité de ne pas avoir de barres au milieu, ce qui permet de s'allonger complètement sans prendre des leçons de contorsionisme. C'est que dès l'aéroport, l'Uruguay montre son hospitalité. Elle nous manque déjà.

Quelques heures plus tard, nous nous retrouvons dans cette mégapole de Lima dans une chaleur étouffante, inhabituelle pour les habitants, qui passent leur temps à éponger leur front et nous dire qu'il fait chaud. Ça oui, il fait chaud, très chaud. La fatigue, la chaleur, le voyage n'ont pas dû plaire à l'estomac de Maïa, déjà fragilisé avant le départ, et qui exprime son mécontentement de manière très liquide. Première frayeur au pays des Incas, on se demande si la mémoire familiale ne nous poursuit pas : c'est ici, au Pérou, qu'il y a huit ans, mon ventre à moi avait décidé de rendre liquide tout ce qui y passait, me laissant avec 10kg en moins. Un régime de rêve pour certain(e)s, mais que j'aurais évité volontiers, moi. Antonio, notre logeur, nous guide chez le médecin local, qui prescrit ce qu'il faut à Maïa, qui sera retapé en deux jours. Il n'empêche, c'est la première fois que notre petite fille est malade en un an. De mauvais augure ?

Avec une Maïa retapée et sans carriole, nous entreprenons de visiter la capitale péruvienne, dédaignée par les guides touristiques et qui, pourtant, recèle des merveilles architecturales, des quartiers agréables et ce petit quelque chose des marchés du tiers-monde, où les senteurs les plus diverses s'entremêlent le long des allées, au grand désarroi de Maïa qui aura vite fait son analyse olfactive avec son odorat si développé : « ça pue ! C'est atroce pour moi ! » Bienvenue dans le tiers-monde, le vrai, celui qui ne se cache pas, petite...

La vie péruvienne, c'est aussi ses restaurants à tous les coins de rue, où tout le monde vient se sustenter tant les prix sont abordables : à 2€ le menu, m'sieurs dames, inutile de faire votre popote à la maison. A Barranco, dans le quartier nouvellement bohème de Lima, nous en trouverons une, de petite échoppe, plutôt particulière. De celle qui a réussi à se faire connaître on ne sait pas trop pourquoi, on ne sait pas trop comment. A l'intérieur, des écharpes de club, des posters de foot. Notamment celui du meilleur d'entre eux (et de loin, hein, de très loin, mais je m'arrête là, ça va encore faire des débats, cette histoire) : Diego Armando Maradona est partout, ici. Et pour cause, le patron des lieux nous le confirme : « il est venu manger ici. C'était en 1988, après un match de l'équipe d'Argentine ici à Lima ». Taiseux comme beaucoup de ses compatriotes, on n'en saura pas plus, mais nous aurons donc l'honneur de manger à la table de Dieu. Avant le déluge.


Et dans cette chaleur infernale, quoi de mieux qu'aller visiter le « parc de l'eau » ? Si les jeux là-bas sont interdits aux adultes, Maïa se rafraîchira pour nous, dans une ambiance quelque peu indienne. A tel point qu'elle ne voudra pas partir de Lima, pour « continuer à aller aux jeux ».

C'est elle qui avait raison. Mais l'argument n'était pas le bon : il aurait mieux valu dire qu'il est préférable de jouer avec l'eau avant que l'eau ne se joue de nous. Nous partons donc pour Trujillo, au nord du pays, le lieu de la civilisation Moché, qui régna ici avant que les Incas ne les envahissent, laissant des trésors archéologiques, comme ce temple de la Lune, où les couleurs naturelles restent en l'état, 1000 ans après le coup de pinceau. A Trujillo, Maïa découvrira aussi, émerveillée, le musée du jouet, admirative devant la qualité et la minutie des jouets du début du 20ème siècle. Certes, le jouet à la mode était le soldat de plomb, dans cette époque troublée de guerres mondiales, mais leur fabrication était alors un véritable art, et la société d'alors n'était pas assez barbare pour les faire produire à la chaîne par d'autre enfants, qui n'auront jamais la chance d'en avoir un pour eux.

Trujillo, surtout, c'est la « ville du printemps éternel ». ça en jette, et ça en fait un sacré argument touristique. Sauf que depuis quelques jours, il s'agit plutôt de la ville « du four éternel » comme nous témoigne un commerçant. Puis arriva l'impensable : une première averse longue d'une nuit. Le genre de chose qui ne se passe jamais ici. Le lendemain, nous partons à Huanchaco, la station balnéaire à 15km de là, le spot des surfers, des belles plages et du soleil. Nous trouvons une petite cabane pour nous loger, chez David, prof de surf, qui a toujours vécu ici. Et qui, par conséquent, a une connaissance très limitée de la pluie, comme il le confie à Céline, lorsqu'une nouvelle fois, le ciel nous tombe sur la tête : « d'habitude, il y a une bruine, ça dure au max deux heures, et c'est bon, on n'a plus rien pendant une semaine ! Mais là... ». Là, les habitations en semi-durs du coin n'ont pas prévu ça. Elles deviennent vite semi-molles. Vers 22h, alors que l'électricité est coupée depuis un bon moment déjà, nous nous demandons si nous allons pouvoir rester la nuit dans cette chambre qui fuit de partout. Un quart d'heure après, nous aurons la réponse : ce n'est plus le toit qui fuit, mais les portes qui cèdent presque par la force de l'eau qui envahit la rue, nous laissant dans une piscine, l'eau jusqu'aux genoux. D'urgence, nous trouvons un hôtel à deux pâtés de maison. « Au troisième étage, ça vous ira? » Au cinquième, même, si c'est possible.


Mais là n'était pas le plus grave. Le jour d'après, le soleil brûlant refit son apparition et les rues reprirent leur apparence normale, avec leurs bosses et leurs ornières. C'est qu'évidemment, cette chaleur inhabituelle n'est pas un quelconque phénomène localisé. On ne sait pas comment l'appellerait Trump, Sarkozy ou Claude Allègre, mais nous on nomme ça le réchauffement climatique. Et ça calme. La température extérieure, c'est une chose, la température de l'eau, c'en est une autre. Alors qu'ici, elle culmine normalement à 23 ou 24°C, elle passe en quelques jours à 29°C. On est loin d'être des météorologues, mais on commence à s'y connaître un peu. Cette augmentation de la température marine provoque, par ricochet, des averses terribles dans la forêt, à des centaines de kilomètres, qui redescendent jusqu'à la mer, faisant sortir les rivières de leurs lits, rasant des maisons par centaines, faisant quelques 70 victimes et des milliers de sans logis. L'autre conséquence nous éclate à la gueule, dans cette station balnéaire réputée : la plage est devenue un cimetière de poissons, d'oursins et d'oiseaux, gisant là par centaines, ne supportant pas cette eau chaude pour laquelle leur corps n'est absolument pas adapté. Cette situation, pourtant, ne semble pas affecter les touristes en planche, qui continuent à se taper de la wave, au milieu des poissons morts. Nous, ça nous choque, et pour de bon. Infinie tristesse de cette prise de conscience brutale que nous vivons, en vrai, dans une planète qui devient un chaos gigantesque. Il ne s'agit plus d'un documentaire qu'on regarde peinards dans notre canapé, on l'a là, sous nos yeux, et on en fait partie. Victimes et coupables à la fois. Car il y a aussi quelque chose de révoltant d'entendre les médias locaux parler de cette « nature imprévisible » qui « frappe l'humanité », dans une inversion des rôles aussi aveugle que culottée.


En quelques jours, le centre de Trujillo est totalement inondé, et ce sera notre tour à Huanchaco, quelques jours après. La Panaméricaine, la seule route fiable du pays, qui la traverse du nord au sud, est inondée à plusieurs endroits, bloquant le trafic pour un temps indéfini. Dans un pays du tiers-monde comme le Pérou, le terme de route secondaire n'existe même pas. C'est donc des dizaines de villes et villages bloqués, sans approvisionnement possible autre que par hélicoptère. Les bus ont déclaré forfait, aucun d'entre eux ne sort des gares routières. Nous tentons alors l'aéroport, pour essayer de trouver une solution pour sortir de ce piège qui se referme sur nous, même si on sait bien qu'en prenant l'avion, nous passons une nouvelle fois de victime à coupable, contribuant, encore et encore, à réchauffer le climat. Là-bas, nous sommes témoins d'une quasi-émeute : l'armée propose des vols (gratuits) pour Lima, pour les gens qui en ont vraiment besoin. Nous arrivons à savoir que les touristes aussi peuvent en bénéficier, et qu'il faut s'inscrire sur une liste d'attente à la place centrale de Trujillo. Arrivés là-bas, nous comprenons que l'affaire ne sera pas simple : c'est une queue de centaines de personnes qui entoure la moitié de l'immense Plaza de Armas de la ville. Finalement, nous nous rétractons sur les compagnies aériennes et réussissons à acheter des billets pour dans une semaine.


Tout va bien alors ? Pas vraiment. La pluie s'est remise à tomber sur Huanchaco, inondant les routes, rendant momentanément impossible le passage jusqu'à Trujillo, et donc à l'aéroport. Peut-être que les vivres vont commencer à manquer si notre village reste isolé. Et puis, il y a les rumeurs, que les Péruviens aiment alimenter, et qui deviennent insupportables. Comme quoi l'aéroport a fermé, par exemple. Et puis non, en fait, peut-être pas. Que la route a fermée. Et puis non, en fait, peut-être pas. Ces rumeurs se diffusent d'autant plus vite que rien ne se sait : quand est-ce que les routes pourront être rétablies, comment juguler ces inondations en amont ? Rien, le vide. Le gouvernement semble plutôt faire comme les touristes : surfer sur la vague de la catastrophe, invoquant la solidarité à tout bout de champ ; une solidarité qui ne saute pas franchement aux yeux, entre nous. Les médias, eux, semblent se complaire à montrer les Péruviens comme un peuple martyr, comme si par cette entremise ils allaient se rapprocher un peu plus de Jésus, alors qu'ils se rapprochent seulement et très sûrement du masochisme.


Rien ne se sait, donc. Bienvenue dans le tiers-monde, le vrai. Le monde de ceux qui en ont pris plein la gueule depuis des siècles et pour qui ça risque de durer encore longtemps. Alors, au final, comme on ne sait pas quoi faire d'autre, on fait comme eux : on prie, et on picole.


bottom of page