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Ruta 109, l'Enfer de l'Uruguay

« La route 109 ? Mais c'est la pire d'Uruguay ! ». Parole de gaucho, rencontré dans un bar typique d'Aigua, à l'heure où l'on célèbre le début du week-end. Ouf, nous étions arrivés au terminus de cette route diabolique. Car, effectivement, comme dirait sans doute Lance Armstrong, pour faire la 109 à vélo, il faut du sang neuf. Et comme notre seul dopage est la perspective d'une bonne bière fraîche en fin d'étape (que nous n'avons pas toujours d'ailleurs), il aura fallu de l'huile de coude, deux paires de mollets bien rodés et quelques rencontres divines.


Après notre nuit recommandé par le Guide du Routard de la police uruguayenne, nous arrivons à Rocha, accompagné par un cycliste de 67 ans, ancien militaire et ça se voit, qui prépare une virée jusqu'à Sao Paulo avec quelques copains. Le genre de type qui roule jusqu'à plus pouvoir, c'est-à-dire en s'endormant sur son vélo à 2h du matin.

Si nous ne cherchons pas cette souffrance, nous comprenons vite que cette balade en 109 risque d'être fort compliquée, aux vues des réactions des personnes à qui nous demandons notre route. Jusqu'au dernier, occupé à karchériser sa maison et qui s'arrête un moment pour nous l'indiquer, cette route : « la 109 à vélo ??!!! Ah, ah, oh, la 109 à vélo hé !! Pfooouu ben bon courage ! » Moitié hilare, moitié compatissant.


Heureusement que Mochi nous avait donné le contact d'une amie, qui propose des logements à 15 km de Rocha. Comme nous devons en faire 60 pour arriver au cours de permaculture, nous serons loin d'avoir fait la moitié en arrivant chez elle, mais déjà, on comprend que le dopage est, disons, un mal tout relatif... Et, surtout, que l'Uruguay a encore des faux airs du tiers-monde, y compris avec les panneaux annonçant fièrement le bitumage de la route pour août 2014. De bitume, nous n'en verrons pas une trace, plutôt des cailloux et des montées diaboliques. Nous sommes en effet dans la partie dite « montagneuse » d'Uruguay : environ 4000 décimètres d'altitude, comme les Monts d'Arrée. Et un paysage à couper le souffle, bien loin de l'image qu'on peut se faire de ce plat pays de bord de mer.

Nous passerons donc la nuit chez Lucy et Santi, un couple germano-uruguayen – aucun rapport, a priori, avec une quelconque virée familiale après 1945, la mère de Lucy ne parlant pas du tout espagnol – qui a créé un centre destiné à l'équitation. Le lieu est magnifique, mais notre plaisir est un peu perturbé par l'étape qui nous attend le lendemain. Nous n'aurions pas du.

Alors que nous prenions notre petit déjeuner, Lucy frappe à la porte : « Santi peut vous avancer de 15km, mais il faut partir à 9h, ça vous dit ? » Tu parles. Juste le temps de nous rendre compte que notre bardas, vélo et carriole tient juste pile poil dans un pick up que nous voilà partis avec Santi. La barbe tressée, le regard respirant la sérénité, Santi nous explique qu'il a créé avec quelques amis une école se reposant sur les pédagogies alternatives, dans ce lieu privilégié, où se sont installées de nombreuses familles uruguayennes et étrangères, en quête d'une vie en communautés autonomes. Et on sent bien que Santi a une relation particulière avec les enfants, d'autant plus que lui et Lucy n'en ont pas. Il offrira d'ailleurs un petit cheval en peluche à Maïa, qui ne le quitte plus.


A peine débarqués aux portes de l'école, où nous regardons avec un brin d'admiration les embrassades quotidiennes de collègues de travail dont on croirait qu'ils ne se sont plus vus depuis une décennie, que nous voilà à discuter avec Miguel, chef du chantier interminable de la réfection de la 109 et des routes adjacentes, travaillant pour une entreprise de travaux publics. Il préfère lui aussi nous prévenir de la difficulté du parcours. Comme lui aussi s'en allait, nous lui demandons s'il peut nous avancer un peu avec son pick-up. « Mais je ne vais pas loin, à quelques kilomètres ». Nous n'insistons pas, évidemment. Mais lui nous regarde avec insistance, observe Maïa dans sa carriole. « Bon, je dépose mes affaires là-bas, et je vous amène ». Pendant son boulot. Nous aurons beau protester, quand un Uruguayen vous propose son aide, il est impossible de refuser. Finalement, au bout d'une petite demi-heure d'attente, ce sera Fernando, un de ses employés, qui sera chargé de faire le taxi pour ces Français inconscients. Heureusement, ici, on ne doit pas justifier, heure après heure, son travail de la journée. Fernando a pris deux heures improductives pour nous. Peut-être que la 109 n'est pas prête de voir du bitume, mais finalement, c'est beaucoup plus beau comme ça. Et que ce peut être beau, aussi, des anges gardiens avec des casques de chantier.


Au final, il nous restait 10 kilomètres à faire, au beau milieu des champs de vaches, qui nous regardaient paisiblement passer. Mais moins paisible fut notre accueil au lieu de formation de permaculture. Alors que nous voyions cette arrivée comme une libération, elle sera remplie de frustrations. Par l'accueil d'une des formatrices d'abord, voulant sans doute montrer sa supériorité et l'importance de son statut. Puis par les autres stagiaires et volontaires déjà présents. Si on ne peut douter de leur volonté de vivre « autrement » de chacun, ce qui les a amené à faire cette formation, ils y aura une étrange atmosphère très individualiste, sans beaucoup d'échanges. Comme si nous revenions dans cette vieille Europe. Comme si vouloir changer le monde impliquait de se sentir au-dessus des autres. Comme si l'Uruguay n'était plus l'Uruguay. Malgré quelques signes avant-coureurs, nous décidons d'y rester. Ce ne fut pas facile : Céline et Maïa ne trouvant aucun espace viable, la première journée fut difficile, notamment pour Céline qui, sous un soleil de plomb, devait trouver des occupations à Maïa en investissant les coins d'ombre existants. Et pour ce qui est de la formation... Allez, disons que face à un public de convaincus, nous sommes repartis des bases : ne pas laisser l'eau couler quand on se lave les dents, ne pas allumer des lumières inutilement, voilà le genre de révélations qui nous attendaient, moi et les autres stagiaires. Pourtant, personne ne s'en offusquait. Nous, nous avions une autre idée de la permaculture ; mais nous comprendrons qu'ici, il s'agit d'un outil pour vivre dans une utopique (et irréaliste) autonomie communautaire, alors que tous les produits des repas – même les courges et les carottes – venaient de l'extérieur.


Après deux nuits, la rencontre d'un scorpion dans notre chambre, l'asthme me poussant à une partie de nuit à la belle étoile, la décision est prise : nous n'allons pas rester dix jours ici. Elle ne fut pas facile à annoncer à Elda, la formatrice et propriétaire des lieux, qui ne goûtera pas trop notre décision. Son fils, Juan, chargé de la logistique pour la formation, sera bien plus compréhensif : il a tenté à plusieurs reprises de venir ici en famille avec son enfant, mais à chaque fois ce fut compliqué.


Nous sentirons à notre départ la philosophie très communautaire des lieux, pour ne pas en dire plus : le sentiment que si nous ne sommes pas « avec » eux, nous sommes contre eux. Et nous penserons beaucoup à Nicolas, une espèce d'OVNI dans ce groupe, coureur de trail, faisant tout à fond, ayant entendu parler de la permaculture et ayant décidé d'en savoir plus. Il détonnait avec ses shorts Nike et ses t-shirts de course à pied, parmi les sarwels et les robes colorés. Cet Ovni restera la plupart du temps tout seul, semblant ne pas être « à la hauteur » pour ce groupe, qui nous a paru réellement impitoyable.


Alors que cette formation devait être un lieu de repos, nous voilà repartis sur cette fameuse route 109 au bout de deux jours. La pluie s'annonçait, avec alerte jaune dans tout le pays, mais nous ne nous voyions pas rester dans cette atmosphère plus pesante que les nuages. Finalement, nous bouclerons les 15 km jusqu'à Aigua en pédalant, et y arriverons juste avant des trombes d'eau. Là-bas, nous nous renseignons : il y a un hôtel et une « chambre d'hôtes » dans le village. Nous commençons par la deuxième ; il s'agit du psychologue qui loue des chambres à la nuit. Lorsque nous frappons à la porte, il nous demande de patienter. Après avoir écouté 15 minutes de la séance d'un monsieur qui, visiblement, n'allait pas bien du tout, nous décidons de ne pas en savoir plus. A l'hôtel, personne, seulement un numéro de téléphone. Trempés jusqu'aux eaux, nous arrivons un peu par hasard à la mairie, où nous demandons où nous pouvons passer un appel téléphonique. A l'accueil, la dame, très avenante, nous prête son téléphone. La communication ne dure pas longtemps : la chambre est beaucoup trop chère. « Vous avez trouvé une solution ? » nous demande-t-elle. Non. Trop cher. On va sans doute reprendre la route. On lui explique qu'on voyage à vélo. Elle nous regarde, longuement, comme Miguel sur la 109. Puis va voir un de ses collègues, et lui explique notre « cas ». Martin, responsable des équipements sportifs, nous offre alors sa protection : « pas de problème : vous pouvez loger dans le gymnase. Il y a des toilettes, des douches chaudes, et vous pouvez vous mettre dans un coin pour dormir. Ça vous va ? » Un peu, que ça nous va...


Nous serons accueillis comme des rois par tous les agents municipaux qui se succéderont dans cet espace sportif hors du commun en Uruguay. Ceux-ci nous expliqueront que cet espace est totalement gratuit, piscine compris, et à la disposition de tous les habitants. « Vous pouvez aller à la piscine, vous aussi, si vous voulez ! ». Nous comprendrons vite qu'à Aigua règne un esprit communautaire, mais très sain cette fois. « Tout le monde se connaît ici, ça permet l'entraide, même si certains ici se plaignent des commérages. Bon, c'est sans doute l'aspect négatif des choses, mais au moins, il n'y a pas de misère, chacun prend soin de l'autre » nous expliquera Alejandra, une des employées.


Et effectivement, tout se sait : Andrès, un des piliers de la radio communautaire du village (www.radioenkantadaaigua.com), nous rend une visite impromptue, à peine deux heures après nous être installés dans le gymnase. A son invitation, nous passons lui rendre visite le lendemain, avant de repartir. Le bâtiment est tellement petit que nous tournons longtemps avant de le trouver. Arrivés là-bas, Andrès et Paula n'y vont pas par quatre chemins : « installez-vous là, on va vous interviewer dans trois minutes, après la chanson, ça vous va ? ». En réalité, on n'a pas beaucoup le choix, et nous voilà à expliquer au micro les raisons de notre voyage, notre sentiment sur le pays, les difficultés de cette maudite route 109...

« Radio Enkantada a été créée il y a un an », nous explique Lumière ( ?! si, si), la femme d'Andrès, d'origine basque et dont dit-elle, « elle tient son prénom » - les tenants de la langue basque apprécieront. « Nous sommes une vingtaine à être à l'origine du projet. Tout le monde est bénévole, nous avons construit le bâtiment ensemble. On a juste reçu un Prix du Ministère du Développement Rural d'Uruguay pour investir dans le matériel. » Et elle nous relate également tous les petites initiatives que recèlent cet endroit : un jardin communautaire, un projet de « maison des vieux » ouverte, notamment aux enfants, une école publique où la participation des parents est encouragée et développée. A 15km du centre dit de permaculture, comme un symbole, nous trouverons un lieu autrement plus communautaire, une certaine idée de la culture populaire, à des années-lumière d'un certain élitisme de ceux convaincus de changer le monde.


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