Qui veut gagner des millions ?
- urbedall
- 17 avr. 2016
- 8 min de lecture
« J'étais directrice communication dans une multinationale, et puis j'ai décidé de tout plaquer pour vivre une vie plus en lien avec la Nature ». ça n'a l'air de rien comme ça, mais ça nous agace, surtout quand c'est répété trois fois dans une conversation. Arrivés à Tierra Arco Iris (« Terre Arc-en-ciel »), nous comprenons rapidement que cet « éco-lieu, fonctionnant en autogestion » ne sera pas pour nous. Nous sommes une fois de plus confrontés à un projet beau en façade, mais assez médiocre sur le fond. Comme les produits des multinationales. Si nous ne doutons pas de la sincérité de Michela, l'Italienne qui nous accueille, sa façon de montrer avec insistance qu'elle a eu un « poste important » dans ce bas-monde nous fatigue. Sans doute y aurait-il plus matière à repentance, pour avoir trompé les braves consommateurs occidentaux sur la marchandise. Mais non. Et le pire, c'est qu'elle reproduit le même schéma ici : la magnifique auberge présentée en photo sur leur compte Facebook a brûlé cet été. Nous logerons donc dans une autre maison, certes belle, mais qui n'a rien à voir avec la publicité de départ. Et comme Michela est adepte du tantrisme, qui suggère de limiter les biens matériels au minimum, elle l'applique à ses hôtes. Nous devrons donc mendier deux oreillers pour nos pauvres nuques fatiguées de reposer sur un simple sweat-shirt depuis des semaines de nuitées en tente. Car il faut le préciser : oui, nous payons bien le logement.
A défaut d'écolieu, c'est en réalité un drôle de couple qui vit ici – peut-être en autogestion, donc. Walter est lui Uruguayen, travaille dans une banque la journée et est l'homme à tout faire avant et après son travail. Vraiment à tout faire. Il y a également une volontaire, perpétuelle exploitée du mois. Et, donc, Michela, occidentale régnant sur son triste royaume, passant son temps pieds nus à chanter et à donner des ordres.
Nous nous rendons compte que l'Uruguay, de par son climat et sa nature exubérante, attire pas mal d'Européens en quête de sens, s'autoproclamant éco-lieu-alternatif-permaculturel sans avoir réellement enlevé leurs habits du passé, se contentant bien souvent de la forme sans creuser le fond. Nous fuyons avant que Michela nous fasse signer un compromis de vente pour son « habitat participatif et durable » qu'elle décrit avec force détails comme « the place to be » bientôt en Uruguay. On n'a jamais été fans des pubs de multinationales.
Et pour la première fois du voyage, nous laissons nos vélos quelques jours pour prendre le bus, afin de retrouver Fabrice, créateur de la Volcanica, une des seules bières artisanales d'Uruguay. Fabrice habite dans les montagnes de Rocha, pas loin de cette p... mythique Route 109. Cette fois, nous profitons à plein du paysage, confortablement installés dans son 4x4. Oui, la voiture, ça a du bon aussi, parfois.
Fabrice est un homme d'affaires, du genre de ceux qui ont réussi. Cette bière, il l'a créé car, natif du Nord de la France et donc amateur de houblon, il ne trouvait pas de bonne bière ici, en Uruguay, depuis son installation il y a douze ans. Donc il a créé une brasserie. Facile. Puis s'est laissé prendre au jeu : « j'ai dû investir beaucoup plus que je ne pensais au départ. J'y ai déjà mis un million d'euros, la moitié de ce que j'ai ». C'est sûr, Fabrice est un personnage à part : très libéral dans le fond, il n'a pour autant jamais vraiment couru après la gloire. Il a plutôt couru pour éviter les « charges » sociales : « je n'ai jamais cotisé. Je n'aurai pas de retraite, et j'estime ne pas avoir besoin de la Sécurité Sociale. Quand j'ai eu une tumeur au poumon, j'ai d'abord attendu, car à l'époque, ils voulaient m'enlever la moitié du poumon. 15 ans après, la Recherche avait évolué. Quand je suis arrivé à l'hôpital, la dame de l'accueil voulait magouiller pour que je bénéficie de la Sécu. Quand je lui ai dit que je voulais payer les 25000€ de l'opération, elle m'a regardé comme un extra-terrestre. Mais bon, faut être cohérent, quand même... »
Fabrice a fait fortune dans les tableaux, non pas ceux qui s'arrachent pour des millions de dollars, plutôt les tableaux genre Ikea, qu'on retrouve dans la moitié des foyers occidentaux. Lui, il s'est spécialisé sur le marché Etats-Unien. En montrant ses œuvres, il nous livre ses ficelles : « tiens, la Tour Eiffel, ça, ça cartonne tout le temps. Elle peut être dessinée n'importe comment, tant que c'est une Tour Eiffel, ça se vend ». Et surtout, les consommateurs achètent. En bon libéral, il a une entreprise de peintres en Pologne et une autre d'impression des tableaux en Chine. Une activité florissante, qui ne l'a jamais empêché d'avoir du temps libre : « j'ai toujours fait en sorte de ne travailler que six mois dans l'année. Je n'aurais pas pu être salarié, c'est de l'exploitation si tu n'es pas passionné. L'avantage de créer son entreprise, c'est que tu choisis ton emploi du temps. Après, il faut savoir faire confiance aux gens qui travaillent avec toi ». Il nous raconte ça en haut de la montagne du merveilleux domaine de 80 hectares qu'il a acheté dans la Sierra de Rocha, le genre d'endroit où on n'entend que la Nature, avec le premier voisin à six kilomètres. Avec Fabrice, la vie peut paraître simple et facile.
Mais surtout, c'est un personnage rempli de spiritualité et de générosité. Quand nous l'avons rencontré à la brasserie, c'était lors de sa seule visite mensuelle, où il reste en moyenne une heure. Pour lui non plus, il n'y a pas de hasard : « le fait que vous soyez là au moment où j'y étais, je me suis dit que c'était un signe, et qu'on devait se revoir ». Il nous accueille donc dans sa magnifique maison, où il vit avec son amie la moitié de l'année. Il a installé sur son domaine une famille – et leur a notamment construit une maison - qui s'en occupe en élevant vaches et moutons, et en cultivant un grand potager pour tous. Lui profite du calme et de la sérénité du lieu, et gère ses affaires, ce qui ne lui prend pas plus de 2 heures par jour.
Contrairement à ces anciens jeunes cadres dynamiques convertis, lui ne se cache pas. Il est arrivé en Uruguay car « il ne voulait plus payer d'impôt ». Mais en même temps, cela fait 40 ans qu'il consomme bio (ce qui était un véritable exploit, on imagine, en 1975 en France, et l'est encore aujourd'hui en Uruguay) et a un mode de vie d'ascète : il se nourrit très peu, « en conscience », et a ce projet d'autonomie alimentaire sur son domaine – avec la bière en prime. Nous passerons deux jours très agréables en sa compagnie, échangeant en toute bienveillance sur ce qui nous rassemble plutôt que sur ce qui nous divise. Et, paradoxalement, c'est sans doute chez ce millionnaire que nous aurons les conseils les plus avisés dans une perspective d'installation en Uruguay. Non pas qu'il nous ait converti aux bienfaits du libéralisme, bien au contraire. S'il a du passer par ce chemin des affaires, Fabrice a depuis fait le point : « j'ai appris à faire du miel il y a quarante ans chez un couple d'apiculteurs qui ne vivaient de presque rien, en glanant dans les champs et sur les marchés notamment. Chez eux, il n'y avait pas de salle de bains. Mais qu'est-ce qu'ils étaient heureux avec leurs abeilles... Ce sont les personnes les plus épanouis que j'ai rencontrées dans ma vie ». L'argent et le bonheur ont, semble-t-il, toujours cohabité difficilement.
Et puis, changement de décor : après le calme apaisant des montagnes uruguayennes, nous voilà – enfin – arrivés dans la grouillante Montevideo, là où vit la moitié de la population du pays. Il a d'abord fallu trouver un logement à prix acceptable, étant entendu que planter la tente sur la Place de l'Indépendance n'est pas toléré tant que Nuit Debout n'aura pas contaminé le pays. Et, comme d'habitude quand il s'agit des capitales, les tarifs explosent, que ce soit pour les hôtels ou les auberges de jeunesse. Alors, même si nous ne sommes pas fans, nous avons loué une chambre via Air BnB, représentant mondial d'une pseudo-économie collaborative. En fait, on le regrettera pas. Maria et Veronica sont deux étudiantes, et comme la très grande majorité d'entre eux, elles doivent travailler pour se payer leurs études. Et pas un mi-temps, à la marge : Veronica travaille actuellement de 9h du matin à 9h du soir. Elles étaient trois colocataires au départ, un les a quitté. « Il a fallu trouver un moyen de payer ce tiers de loyer en plus. On a donc pensé à Air BnB » nous explique Maria. L'appart' n'a rien de luxueux, juste un charme fou avec son salon-patio, équipé d'une véranda qu'on peut ouvrir et fermer en fonction du temps qu'il fait dehors. Mais deux emplois à plein temps ne peuvent donc pas permettre de payer un loyer d'un logement de trois pièces et d'environ -60m2. Maria et Veronica se sont faits une raison : elles vont retourner vivre chez leurs parents. Quant à nous, en fait de chambre, nous aurons droit à l'appartement entier presque tout le temps, les deux étudiantes ayant déjà fait, en partie, leur retour à la maison. Avec, en prime, le Câble pour voir les matches de la Champions League en plein après-midi. Du point de vue du consommateur – que je, nous sommes aussi – Air BnB, c'est bien.
Lors de cette semaine dans la ville du Mont 6 de l'Ouest, nous alternerons ballades, notamment dans la vieille ville avec ses faux-airs de La Havane, formalités administratives et rencontres de la communauté francophone du pays. Nous aurons aussi testé d'autres puces, plus réjouissantes : chaque jour, des rues sont occupées par des brocanteurs et autres videurs de grenier. Nous nous sommes donc littéralement habillés pour l'hiver pour quelques euros, complétant la première collection automne-hiver récoltée sur la route : un pantalon accroché à une poubelle, un débardeur dans une flaque d'eau.... Rien ne se perd, tout se récupère.
Nous nous rendrons également compte à quel point les Uruguayens, en général, sont assez loin des préoccupations sur une alimentation saine et de proximité. Ici, comme en Argentine ou au Brésil, c'est plus le soja OGM qui est roi. Jean-Luc, Français installé ici depuis deux ans pour créer une activité de pâtissier, n'y va pas par quatre chemins : « il y a quelque chose de rustre chez les Uruguayens, ils adorent la bouffe en quantité mais ne sont absolument pas curieux ». Et raconte comment son voisin, sans doute plutôt pauvre, lui avait commandé un gâteau typique uruguayen pour l'anniversaire de sa copine : « c'est un empilement de crêpes et de dulce de leche. Le truc bien gras, qui cale bien. Après réflexion, je me suis dit que je ne pouvais pas faire ça. Je lui ait fait un gâteau au chocolat, et comme il n'avait pas beaucoup de sous, je le lui ai offert. Jamais il ne l'aurait acheté, mais il a été ravi ». Dure réalité pour ceux qui veulent proposer un autre rapport à l'alimentation, que Fabrice endure aussi : « j'ai offert des bières à mon voisin. Il n'y a rien vu d'exceptionnel et m'a dit qu'à ce prix-là, il n'en achèterait jamais. Sa femme, elle, a bien aimé la blonde légère : ça lui rappelait, disait-elle, la Patricia (l'équivalent de la Heineken par ici).... » De quoi, peut-être, décourager les plus convaincus. On vous le dira dans quelques mois, si le pain au levain de Céline finit aux chiens de Marindia...
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