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L'eau, l'air (bnb), la vie

Un voyage ne se passe jamais comme on l'imagine, et c'est d'ailleurs tout l'intérêt de la chose. Mais parfois, les choses s'enchaînent mal, et on le ressent d'autant moins bien quand, jusqu'à présent, la roue du hasard nous avait gâté. A Tigre, le hasard fut féroce avec nous.

Tigre, c'est une ville tout au bout de cette mégapole hallucinante qu'est Buenos Aires, la porte de sortie vers la campagne, à 50 minutes en train du centre. Et pour cause : sorte de Venise locale, Tigre est à moitié construite sur l'eau. Les urbanistes ont eu bon goût d'arrêter de bétonner à tout-va dans cette zone (très) humide. Enfin, pour l'instant.

Arrivés sur place, nous cherchons en vain un distributeur capable de nous donner quelques pesos, et regrettons de ne pas avoir fait nos provisions « à la ville ». Depuis notre dernier passage en Argentine en 2009, l'accès à la carte bancaire semble s'être considérablement démocratisé pour les Argentins, et avec elle la multiplication des distributeurs automatiques. Mais la plupart d'entre eux n'acceptent pas les cartes internationales. Comme la spécificité n'est indiqué nulle part, nous jouons comme au casino à chaque fois que nous avons besoin d'argent. Et comme au casino, le jeu est plaisant quand il reste de l'argent en poche. Là, ce n'était pas le cas. Un peu dépités, et sans le sou, nous décidons de chercher notre logement, trouvé chez une locale, via le site AirBnB. On le répète : on se méfie un peu de ce site soi-disant collaboratif, mais il faut reconnaître qu'il permet de substantielles économies devant les hôtels à mochileros – signifiant « voyageurs en sacs à dos », supposons que la valise est interdite – qui, en plus, refusent parfois, assez souvent même, la présence d'enfants.

Pour le coup, l'économie devancera largement les critères de confort et de tranquillité. Après un périple épique en bus et en barque, le moyen de transport privilégié dans cette ville où les rivières remplacent les rues et les fleuves les avenues, nous arrivons enfin chez Dana, notre hôte, après avoir demandé aux voisins et fini par crier son nom à la cantonade. Elle se présente, assez longuement. Dana est une « nouvelle hippie » comme elle se définit elle-même. Et comme tous ceux qui se réclament « néo-hippies », elle est, d'abord, totalement auto-centrée. Le genre de personnes qui prennent ses interlocuteurs pour son auditoire, et ça, ça nous rend la rencontre plutôt fatigante. Et puis, comme on le comprend vite, chez Dana, AirBnB, c'est du couchsurfing payant. Comprenez tous les avantages (pour elle) d'hôtes qui peuvent, à l'occasion, lui faire à manger, avec l'avantage d'être rémunérée. Et comme nous comprenons vite que c'est justement sa seule source de rémunération, Dana vit dans la précarité. Et nous avec : on sera littéralement congelés chaque matin en sortant du lit, dans une maison sans chauffage avec une humidité transpirant de partout et le froid de l'hiver qui se fait sentir. Et si les crottes du chat dans la douche nous rappellent les agissements de notre chatte Feria lors de notre vie commune à Landerneau, ça ne nous rend pas pour autant nostalgique. On aurait supporté ça, avec le sourire même, chez quelqu'un nous hébergeant gratuitement. Mais 77€ pour trois nuits à mourir de froid et sentir de félins cacas, ça fait quand même beaucoup.

L'avantage, c'est que Dana, du fait même de sa précarité, n'habite pas dans les zones touristiques. Nous pourrons donc découvrir dans quelle précarité vivent les habitants de ces faubourgs atypiques, où les rivières remplacent les rues. Dana nous expliquera que rentre dans cette zone humide toute l'eau accumulée à des centaines de kilomètres en amont, jusqu'au Brésil. Ainsi, d'un jour à l'autre, l'eau déborde inondant tous les terrains, puis baisse le jour d'après. Un yo-yo accentué par la politique touristique de la ville, qui investit à grands frais sur les berges les plus proches de la ville, avec cabanas et hôtels de luxe. « Là-bas, nous explique-t-elle, ils surélèvent les terrains pour qu'ils ne soient plus submersibles. La conséquence, c'est que nous, on a encore plus d'eau ». Nous verrons ainsi des maisons, toutes sur pilotis, complètement entourées d'eau, empêchant leurs habitants d'en sortir. Certaines sont dans un état de délabrement avancé, semblent ne tenir que par miracle. Pour le sacro-saint tourisme, la ville programme ainsi la mort des faubourgs, engloutis dans l'eau. Pas grave, sans doute, ce ne sont que des pauvres.

Avec toute cette eau, Maïa construira avec Céline un magnifique radeau de bambous miniature, à rendre jaloux les petits autochtones. Joel, un petit gars du quartier, nous accompagnera, émerveillé, dans le périple de cette drôle d'embarcation que Maïa voudra ramener à Buenos Aires.

Même si nos sacs commencent à sérieusement enfler, conséquence indirecte du froid et de la nécessité de se vêtir autrement que le combo short – t-shirt, nous accédons à sa demande. Pour le laisser sur les rives du Rio de la Plata ?


Après trois nuits éprouvantes, bien loin de nos souhaits de calme et de repos, nous revenons à Buenos Aires. Et comme la première fois, nous tombons sur une énorme manifestation. Nous comprendrons rapidement que le pays est dans un état d'ébullition telle que les protestations sont quasi-quotidiennes. La crise frappe très durement au portefeuille des plus pauvres, et même de la classe moyenne, dont le niveau de vie fait une descente vertigineuse. Aujourd'hui à Buenos Aires, il n'y a pas que les sans-abris qui font les poubelles : nous verrons des mères de famille paraissant très « petite bourgeoisie » trier scrupuleusement un container avec les enfants à côté. Les sans -abris, eux, deviennent comme fous, et nous comprendrons (un peu) pourquoi beaucoup de cafés paient un vigile à l'entrée. Un soir, nous verrons l'un d'eux se lever brusquement de son bout de trottoir et se précipiter, son sac de couchage sur le dos, dans le premier Mac Do venu. Là, il subtilise le café – pardon, le Mac Café – à une Argentine posée tranquillement à lire un livre, et l'avale goulument, laissant des filets noirs s'échapper de part et d'autre de sa bouche. La femme, elle, ne dit rien. Résignée, elle sait bien que réagir ne ferait qu'empirer les choses. Au Mac Do d'après, c'est un autre SDF qu'on verra sortir précipitamment avec un autre Mac Café dans la main, sans doute tiré à un autre client. Venez comme vous êtes, qu'y disaient.

Pour ceux qui peuvent encore se payer à manger, c'est pas Byzance non plus. Devant une épicerie, alors que nous achetons des légumes, un homme reste prostré, observant longuement les tomates. Au bout de quelques minutes d'immobilité, il nous prend à témoin : « non mais vous avez vu le prix du kilo de tomate ? Mais c'est pas possible... » Et repart, dépité. Une épicière nous expliquera la conséquence très concrète de la politique ultralibérale du gouvernement actuel : « chaque jour, je change presque tous mes prix. Avec l'inflation, je n'ai pas le choix ». Une inflation évaluée à 33% actuellement, mais qui risque fort de continuer à augmenter. Dans ce contexte, nous sentons une réelle tension chez les Argentins de la rue, sans doute moins aimables qu'en temps normal, un peu plus sur les nerfs.

Même si la carriole de Maïa continue, inlassablement, d'amuser ceux qui passent à côté. A part peut-être les mères de famille avec poussette, qui nous regardent comme un propriétaire de Lada regarde un conducteur de 4x4, le soupçonnant de ne faire ça que pour la frime. Bizarrement, même les touristes nous prennent en photo, discrètement, en essayant de ne pas être vus, comme nous pouvons le faire, nous, quand nous voyons une image pittoresque. Les touristes chinoises, eux, sont plus directs : l'une d'elle viendra vers Céline, en tendant son smartphone : « vous pouvez prendre la photo ? » et se mettre, le plus tranquillement du monde, à côté de la carriole, s'étonnant que Maïa ne prenne pas la pose. Nous avons peut-être trouvé là notre principale source de revenus, qui sait.

Mais malgré tout, Buenos Aires reste Buenos Aires. Passé le vertige causé par ce flux ininterrompu de bagnoles et le bruit qui va avec, la misère omniprésente, cette ville a, pour nous, un délicieux goût de la Vie avec un grand V. Nous restons sous le charme de l'esprit des cafés de quartier, du délicieux bon goût de l'artisanat argentin qui s'exprime de la plus belle des manières à l'immense marché de San Telmo du dimanche, où nous sommes subjugués par tant de talent manuel, exprimé par la peinture, mais aussi par la couture ou la fabrication de chaussures. Il ne reste que la France pour distinguer si clairement l'art et l'artisanat. Où est la frontière ? A Buenos Aires, elle n'existe pas.


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