Le froid, la pluie, et les sacs dans les godasses
- urbedall
- 26 mai 2016
- 6 min de lecture
D'un Rosario à l'autre. Après avoir quitté Nacho dans sa ville natale et rejoint Buenos Aires, nous prenons directement un bateau pour enjamber le Rio de la Plata. Nous voilà de nouveau Uruguayens, pour trois nouveaux mois. A Colonia, nous avons retrouvé avec plaisir nos fidèles destriers : ils n'avaient pas bougé, étaient restés bien calmes, et paraissaient comme à notre départ, avec peut-être un peu de rouille en plus. Mais hors de question pour nous de les martyriser comme à l'aller, d'autant plus que ce séjour en Argentine nous aura alourdi de quelques habits – et chaussures - indispensables pour braver l'hiver austral. Nous décidons donc d'organiser le dopage du cycliste voyageur : faire envoyer une partie de nos bagages en colis jusqu'à Montevideo. Faudra le dire à personne.
Pour autant, l'expédition retour n'aura pas été moins éprouvante que l'aller. La faute, le premier jour, à une roue du carrosse de Maïa à moitié crevée. Une roue à moitié crevée, c'est comme le consensus mou : on peut continuer mais on n'avance pas pour autant. Il a fallu cravacher, pousser sur les pédales, pour atteindre le sommet de ces fameuses côtes qu'un obscur cycliste militaire n'a jamais vues. Le climat, lui, a définitivement changé, ce qui rend les pauses plus délicates, et moins longues. Nous en venons même à rêver d'un bon café à l'arrivée plutôt qu'une bonne bière. Putain d'hiver... Nous arriverons finalement à Rosario l'Uruguayenne, l'objectif fixé, mais dans un état de fatigue très avancé en ce qui me concerne. Le dopage n'est pas toujours très efficace.
La météo nous avait prévenu qu'il y a allait y avoir de la pluie pour notre deuxième journée. On s'était donc préparés à deux épisodes pluvieux à 12h et 14h, et puis hop, tranquilles pour la journée. Ben non, au lieu de ça : une tempête à décorner les bœufs. Juste le temps de s'arrêter à un concours de rodéo, une des spécialités uruguayennes, pour voir des cavaliers se faire des duels de slalom avec leurs chevaux à une vitesse invraisemblable, et la pluie commença. En peu de temps, ce sont des rafales latérales qui nous giflent la figure, et nous congèlent littéralement. On a beau pédaler, on ne se réchauffe pas. Et on a l'impression d'être sur un tapis de salle de gym, tant les kilomètres avancent lentement. Nous arrivons pour 13h à Elcida Paullier, l'étape où la police locale nous avait accueillis les bras ouverts, sous un grand soleil, à l'aller. Le temps change. Nous débarquons dans le premier restaurant au bord de la route. Le patron semble peu jouasse quand il nous voit arriver, complètement trempés, avec notre barda que nous déballons pour nous mettre quelque chose d'un peu plus chaud - et sec, surtout. En regardant la tempête redoubler à la fenêtre, il nous semble soudain évident que l'idée de camper relèverait du masochisme. Le patron nous indique l'adresse d'un copain, tenant un lieu d'hébergement dans le village. Au moins, nous serons au sec. Mais le plus dur était à venir : comme il nous reste peu d'habits, partis dans notre opération dopage, il nous faut remettre nos vêtements de cyclistes trempés, gelés, une heure après les avoir enlevés. Finalement, si : on relève du masochisme.
C'est un sexagénaire plutôt efféminé qui nous reçoit au pas de sa porte. Assez frappant, dans ce pays quand même très macho, où les vieux vont aux courses de chevaux et au foot et laissent les femmes faire la cuisine, de rencontrer un tel spécimen d'ancien, la voix de fausset, des gestes maniérés. Plus gay qu'uru, si j'osais. Ah ben tiens, j'ai osé.
Hugo nous présente la petite maison qu'il loue pour un prix défiant toute concurrence. Il en rajoute un chouïa : « il y a tout le confort moderne, vous serez très bien ici ! »
J'ose : « Et... Il y a du chauffage ? »
Hugo est déçu, d'un coup : « Ah non, ça, il n'y a pas. Mais c'est la seule chose qui manque ».
Une broutille, effectivement, quand il fait 7° dehors. Nous apprenons donc à vivre comme l'Uruguayen d'hiver, des couches et des couches d'habits même à l'intérieur, et la fumée qui sort de la bouche quand on respire, ce qui amuse beaucoup Maïa. Par ailleurs, c'est bien la seule à ne jamais se plaindre du froid, ne se couvrant que sur nos ordres mais ne tombant toujours pas malades - pour l'instant, et on croise les doigts et on touche de la peau de singe, jamais très loin. Hugo ne déroge pas à la règle de l'Uruguayen d'hiver : à peine avons-nous aperçu l'intérieur de son logement que nous nous rendons compte que les maisonnettes qu'il loue sont bien plus luxueuses que son propre logis.
Pas de chauffage donc, mais deux télés dans 30 m2. La base du confort moderne, donc. Et une déco on ne peut plus originale, avec une salle à manger transformée en musée de la canette. Vide, malheureusement.
Pour préserver les pieds au sec, nous décidons d'employer une méthode vue chez les mochileros – baroudeurs, en gros - latinos, certes peu seyante mais qui a le mérite de l'efficacité : des sacs plastique dans les godasses. Nous nous rendons vite compte que c'est une pratique usitée par une certaine catégorie de la population, et pas la plus favorisée. A l'épicerie, la caissière, me voyant arriver, inspecte sous toutes les coutures le billet de 1000 pesos que je lui tends, doutant qu'un mochilero puisse avoir, honnêtement, l'équivalent de 30€. Ici, les sacs dans les godasses, c'est un peu le faciès du bas.
C'est un soleil qui nous accueille le lendemain matin à notre réveil. Ça tombait bien, on avait fait le tour du musée de la canette. Nous repartons direction Montevideo. Plus nous nous approchons de la capitale, plus le trafic est dense et les véhicules assez peu précautionneux vis-à-vis de confrères plus légers et, comble de l'inutilité, non motorisés ; ce qui donne des sueurs froides à Céline, qui voit camions et bus frôler notre frêle embarcation. Mais nous souquons ferme jusqu'à Libertad où un jeune gars en vélo lui aussi nous indique l'adresse de la pension du village, seul lieu d'hébergement disponible. C'est décidé : ce n'est plus l'époque du camping sauvage, en tout cas pour nous. Pas le courage d'affronter plus de froid que nous ne le faisons déjà.
Au balcon de la pension, un type, déjà, nous salue, et nous indique à quelle porte frapper. Le patron de la pension nous présente la chambre, petite, mais avec trois lits, ce qui nous évite de gonfler le matelas de Maïa. Je re-pose la question du petit-bourgeois européen : y aurait-il, par hasard, une source de chaleur dans le coin. Le patron me regarde, comme si je venais d'une autre planète : « dans la chambre ? Nooooonnnn ! » Comme une évidence, c'est pas marqué trois étoiles, non plus. J'aurais essayé.
A peine avons-nous posé nos sacs que le type aperçu au balcon vient nous accueillir et nous offre un thermos d'eau bien chaude pour le maté. Un cadeau inestimable après 5 heures de vélo, bien mieux que de la bière, il faut le reconnaître. Cela fait deux ans qu'Aldo et sa famille habitent dans cette pension. A trois, dans une chambre comme la nôtre, que nous ne tardons pas à découvrir : il nous y invite, pour que Maïa puisse jouer avec Milena, qui a deux ans de plus qu'elle. Nous sommes heureux de la voir s'amuser avec une autre petite fille de son âge, tant ces moments restent rares pendant le voyage. Et il semblerait qu'Aldo et sa femme aussi. Car c'est bien la seule famille à habiter dans la pension, entassés qu'ils sont dans 12 m². Les deux lits prennent toute la place, même pas de quoi mettre une table et trois chaises. Dans le micro-ondes, une courge cuit pour le repas, faute de four. « L'avantage c'est qu'on met un tout petit peu de chauffage et hop ! La pièce est chauffée ». Ces Uruguayens sont décidément des adeptes forcenés de la méthode Coué.
Le courant passe si bien que nous laissons Maïa dans leur semblant d'appartement jouer avec Milena. Elle, si timide avec la langue castillane, se débrouillera très bien quand nous serons partis. Aldo en est même tout étonné : « je lui ai demandé si elle voulait manger et elle m'a répondu, bien en plus ! » Les classes qu'on lui prodigue, et dont elle redemande, commenceraient donc à porter ses fruits.
Aldo travaillait dans le bâtiment, mais est actuellement au chômage. Sa femme ne travaille pas non plus, tente de vendre les bijoux qu'elle confectionne sur Internet. On sent bien, en voyant leur logis, que la vie n'est pas facile tous les jours. Mais Aldo est trop pudique pour se plaindre, préférant plutôt montrer comment c'est le système qui ne va pas : « je vote pour le Frente Amplio depuis toujours. Mais à la dernière élection présidentielle, je ne suis pas aller voter. On vote pour un programme de gauche, mais ils mettent au Ministère de l'Economie un financier qui n'est pas du parti, qui est là pour faire le sale boulot, et tout le gouvernement prétexte qu'il n'y a rien d'autre à faire ». Toute ressemblance avec une autre situation existante serait totalement fortuite et indépendante de notre volonté.
Il nous expliquera aussi comment cette petite ville sans histoire, à 50 kilomètres de Montevideo, est devenue, d'un coup, un lieu très très connu du pays : « C'est ici que se cultive la marijuana qui sera vendue à toutes les pharmacies du pays. C'est dans la prison, à deux pas d'ici ». Les détenus pourraient donc apprendre à cultiver le cannabis pendant leur détention. Il y a des fois où on se dit qu'il y a bien plus de 6000 kilomètres qui séparent l'Uruguay de la France.
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