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Camping Paradis

  • urbedall
  • 1 juin 2016
  • 9 min de lecture

Drôle de sentiment, en ce matin d'ultime étape uruguayenne – à vélo s'entend. La satisfaction d'avoir parcouru dans les deux sens la partie de l'Uruguay qui nous attirait, celle, aussi, de se dire que le vélo est devenu notre moyen de transport privilégié, malgré le vent, le froid, la pluie. D'un autre côté, l'impression d'un vide : que vont faire nos cuisses et mollets pendant ces quelques mois (prévus) de sédentarité ? Ces considérations philosophiques laissent bientôt place à une autre inquiétude, bien plus pratique : c'est mon pédalier, cette fois, qui risque de lâcher, fatigué de ces coups de pédale de forcenés. Encore une fois, nous nous rendons compte que nous sommes plus forts que le made in China. Mais à la limite, on préférerait le contraire.

Le froid, lui, ne va pas nous manquer. L'étape d'avant, de La Paz à Montevideo, a certes été ensoleillée, mais avec un vent glacial qui nous a congelé, d'autant plus longtemps que nous avons cherché pendant plus d'une heure un endroit où s'abriter pour manger. Puis, il a fallu affronter la Ville, avec un grand V de Voitures, Vitesse, Violence routière, Vas-y-comme-j'te-klaxonne, Vas-y comme-j'm'en-contrefiche-d'un-engin-à-pédales-parce-que-c'est-moi-l'automobiliste-le-roi-ici. Finalement, nous arriverons sains et saufs chez Beatriz et Hugo, un couple de quinquagénaires qui loue une chambre et chez qui nous étions restés avant le départ vers Colonia. Un couple adorable, toujours prêts à rendre service, constamment le sourire aux lèvres. Beatriz est psychologue de formation – mais plutôt bien dans ses pompes – et a abandonné son métier pour devenir conseillère d'une députée du Frente Amplio, le parti de gauche au pouvoir. C'est peu dire que le couple, issue de la petite bourgeoisie de Montevideo mais avec un niveau de vie plutôt modeste, attendait cette arrivée au pouvoir de « leur » parti. Même si parfois, ils en font des tonnes – ils seront les seuls, par exemple, à nous soutenir que l'eau du robinet est potable, «partout dans le pays, pas comme en France, hein ? » - c'est un vrai plaisir d'échanger avec eux, d'autant plus qu'ils nous couvent, parfois, un peu comme leurs enfants. Le matin de cette dernière étape, Beatriz nous saluera en nous offrant un petit cadeau, « parce que ça nous a beaucoup fait plaisir de vous recevoir, et on espère qu'on se reverra ». Adorables, on vous dit.


Nous passerons aussi cette dernière étape sous le soleil, en profitant, en plus, de la Rambla longeant la côté du centre de Montevideo à la sortie de l'agglomération. Une route plate, et peu de bagnoles : on profite du paysage, sans même martyriser le pédalier chancelant. Alors que nous nous arrêtons pour acheter à manger, Céline est abordée par une femme traînant une poussette. Dans son panier, des sacs de mouchoirs en papier. La dame est d'abord étonnée de notre attelage – comme tous les Uruguayens. Elle veut comprendre ce qui nous pousse à voyager, comme ça, à vélo. Puis, elle commence à nous conter sa vie : 8 enfants, un logement minuscule pour 600€, pas de travail. Alors, elle essaie de vendre ses mouchoirs en papier, car ici, le désespoir tue. Bien sûr qu'elle est à des années-lumières de concevoir qu'on puisse comme ça partir sur les routes, chercher l'inconfort, quand on a les moyens d'avoir un toit digne et trois repas par jour, et ce tous les jours. Et elle ne raconte même pas son histoire à pleurer pour qu'on ait besoin de sécher nos larmes, car elle repart sitôt la discussion terminée. Céline la rattrapera pour acheter deux de ces paquets. « Tu donnes ce que tu veux, c'est pour m'aider ».

Moi, je revenais des courses avec une surprise, pour fêter cette dernière étape : un tablette de Lindt, dans ce pays ignare de bon chocolat, où ce luxe se paie 4,50€ les 100 grammes. Ce qu'on se sent cons, à dépenser tant d'argent pour ça, quand la misère est juste là, et nous parle. On paiera plutôt bien les deux paquets de mouchoirs, mais ce ne sera pas à 4,50€ les 100 grammes. Et on aurait dû, sans doute.


Nous arriverons finalement sans casse à Marindia. Avant de prendre possession de la maison d'Aude, qui part une semaine plus tard en France pour quatre mois, nous posons nos sacs au camping de Marindia, qui a plus des airs de centre culturel que d'une « hôtellerie de plein air », comme ils disent en France pour se donner de grands airs. Dans cet environnement très coloré, un grand type au visage dur, dont la rudesse est renforcée par une morsure de chien en plein sur le nez quelques jours auparavant, nous reçoit dans la semi-obscurité de son « accueil ». Peu dire que Dumas nous aura impressionné pour un premier contact. En réalité, ce gars-là est un gros nounours, mais avec un passé bien loin d'une histoire de Bisounours. Dumas faisait partie des guerilleros Tupamarus, au même titre que l'ancien Président Pepe Mujica dont il fut un compagnon de route, et qui résista pendant les années de Dictature. A tel point que le pouvoir en place à l'époque « l'invita », pas très cordialement, à quitter le pays. Dumas refusera. Il ira donc en prison. C'est en rencontrant ce genre de personnage, bigrement attachant, chez qui on ne peut soupçonner la moindre malveillance, qu'on se rend compte que l'image du guerillero latino communiste assoiffé de sang est une caricature occidentale affligeante et dénuée de sens. Dumas s'est engagé contre une violence d'Etat, pour son pays : « Bien sûr que j'aurais été mieux, exilé en Europe. Mais je ne voulais pas quitter mon pays. Je ne suis pas là pour critiquer les autres, mais moi, voilà, je ne pouvais pas quitter mon pays comme ça ». S'il apprécie à sa juste valeur les 10 années de gouvernement de « sa » gauche, il reste assez lucide sur la situation actuelle, bien plus, sans doute que Beatriz et Hugo : « aujourd'hui, il n'y a plus trop d'espoir, ni ici, ni dans toute l'Amérique Latine. On sent les gens résignés, on voit bien qu'une page se tourne, avec ce qui se passe en Argentine et au Brésil ». Et lorsqu'il nous demande comment ça va, en France, on est bien obligés de parler des grèves, d'un peuple qui se soulève, d'un espoir qui semble naître. Situation ubuesque pour nous, qui sommes partis sans voir une once d'espoir en Europe, et une si belle espérance ici. Ernesto (le bien nommé), ami de Dumas, participe à la conversation. Lui n'y va pas avec le dos de la cuillère : « mes filles sont jeunes encore, mais je leur ai déjà dit que, dès qu'elles en auront l'occasion, il faudra qu'elles tentent leur chance en Europe. Lorsqu'il comprend que nous sommes, en gros, venus chercher l'inverse, il n'en croit pas ses oreilles, et ses yeux, restant nous fixer, ahuris, semblant vouloir nous toucher pour savoir si nous ne sommes pas un mirage, avant de conclure, péremptoire : « non mais ici, il n'y a PLUS d'espoir ! ».


Le camping, lui, semble bien loin de ces paroles sombres. Dumas a su en faire un lieu à son image et à celles de ses convictions : ouvert sur les autres et sur toutes les formes d'art. La salle commune accueille toutes les associations artistiques du coin, du théâtre au yoga en passant par la danse, et attire de ce fait pas mal de voyageurs-artistes également. Carlos et Chris en font partie : couple basco-catalan, et donc caractère, ils ont quitté Barcelone pour entamer un tour d'Amérique débutée aux Etats-Unis, où ils ont acheté leur bus – un fameux bus d'écoles à la Simpson – pour descendre vers le Sud en proposant des spectacles de marionnettes et des ateliers de formation. Et ô surprise, après avoir posé leurs valises pleines de fils, de bouts de bois et de poupées articulées à Quito, Cuzco et Rosario, ils ont décidé de s'installer ici, chez Dumas, pour quelques mois. « Les gens partent de plus en plus de Montevideo, explique Carlos, et notamment les artistes. Il y en a beaucoup qui s'installent par ici, et ça fait que ce lieu est vraiment très très vivant ». Très, très bonne surprise.

Carlos et Cris nous montreront leurs magnifiques marionnettes qu'ils ont construites eux-mêmes. Des poupées incroyablement vivantes, qui bougent même la bouche quand elles parlent. Maïa en est toute intimidée. Pour Carlos et Cris, diffuser cet art tombé en désuétude depuis le règne de la télévision est aussi un acte politique : « les guignols étaient la forme de théâtre la plus populaire, car cela permettait de ridiculiser les gouvernants, avec beaucoup de second degré. Jusque dans les années 50, à Barcelone, les salles étaient combles pour les spectacles. Et les marionnettistes jouaient souvent dans un bar à côté avant, pour ceux qui n'avaient pas les moyens de se payer le spectacle. » Et de déplorer que les guignols sont aujourd'hui montrés du doigt : « on a dit que c'était violent, car ils se tapaient dessus avec un petit marteau. Et même si ça faisait rire tout le monde, ça a été considéré comme violent. Que veux-tu... »

Leurs spectacle à eux, c'est l'histoire d'une équipe de personnes handicapées et amputées qui décident de monter un cirque, afin de sensibiliser le public au problème du handicap. Avec des marionnettes, donc. Sacré pari.


Si l'environnement est assez extraordinaire au camping, il nous a quand même fallu nous adapter dans notre petite cabane de 12m², cuisine et salle de bains compris, alors que le froid dehors ne nous permet pas vraiment de profiter du plein air la nuit venue. Et les nuits sont devenues vraiment glaciales, beaucoup trop pour nos maigres sacs de couchage d'été. Heureusement, quand le soleil est là, la journée nous permet de bien nous réchauffer. Cette semaine en camping aura permis à Maïa de commencer l'école avec sa copine Sasha, avant qu'elle ne parte avec sa mère pour la France. Une adaptation idéale, Sasha l'ayant naturellement pris sous son aile, du haut de ses trois ans. La bienveillance et l'amour portés aux enfants par Monica et Fernanda, les deux « maîtresses » de ce qu'on appelle ici un « jardin d'enfants » feront le reste : même après le départ de Sasha, Maïa sera comme un poisson dans l'eau avec ses nouvelles copines, étonnant même ses maîtresses par son niveau d'espagnol : « elle comprend tout, vraiment ! » témoignera Monica. Bon, ça ne nous épargnera pas quelques au-revoir difficiles à l'entrée dans la classe, mais Maïa revient tous les soirs le sourire aux lèvres. En voilà une qui corrigera notre espagnol dans peu de temps...


Le samedi suivant, nous retournons à Montevideo. Non pas que la seule mégapole uruguayenne nous manque, mais c'était la Journée Mondiale contre Monsanto. Nous sommes quand même dans un pays où cette sympathique petite entreprise est bien implantée. Et où la culture du soja OGM prend les mêmes proportions que chez ses voisins brésiliens et uruguayens. Finalement, malgré nos doutes vues l'omniprésence de la malbouffe ici, il y eut pas mal de monde, une partie de la population étant consciente du danger, même si elle reste très minoritaire. Comme tous les étrangers du cortège, nous avons aussi été interviewés par une radio locale, qui venait, comme par hasard, de Marindia. Oui, décidément, il se passe quelque chose chez nous.


Car comme prévu, nous prendrons nos quartiers dans la maison d'Aude au bout d'une semaine et sommes donc bel et bien Marindiens. Une passation un peu bizarre avec notre proprio, tant nous apprécions la compagnie d'Aude, sa bienveillance, son humour et ses conseils toujours avisés. Elle nous a ouvert les portes de Marindia, elle qui est désormais officiellement uruguayenne, après trois ans de « formalités » administratives. C'est sûr, elle est maintenant adoptée ici comme nous l'expliquera Dumas, péremptoire : « ici, soit on s'intègre, soit on se casse. Aude, elle fait maintenant partie des meubles. » Bien avant l'obtention de sa nationalité uruguayenne, sans doute. Elle va passer l'été français à travailler dans les vignes et les récoltes de fruits, laissant Sasha chez ses parents. Pas vraiment une partie de plaisir, mais ça lui permet de gagner de l'argent pour l'année.

Quant à nous, nous y voilà donc. La maison est certes idéale l'été, sans doute moins l'hiver. Rustique, on dira. Mais on va s'y faire. Nous découvrons progressivement la vie locale et son fonctionnement, pour acheter du bois pour l'hiver ou pour connaître les épiceries les plus populaires. Dans l'une d'elles, l'épicier me demande d'où je viens. Non, nous ne pouvons pas nous cacher, avec notre accent. Quand je lui dis que nous sommes ici pour passer l'hiver, il fait une moue assez expressive. Il ne faut pas le pousser beaucoup pour qu'il donne son sentiment : « Maintenant, Marindia, c'est entre le paradis et l'enfer. Juste entre les deux. Il y a quelques années, c'était le paradis. Et puis, ils ont décidé de mettre des caméras de surveillance à Montevideo. Alors, les voleurs se replient à l'extérieur. Moi, je ne peux plus laisser mon épicerie sans surveillance, même pour une heure ». Ou l'art de déplacer les problèmes. Aude nous avait prévenu : des voleurs avaient chapardé il y a une semaine la bouteille de gaz chez la voisine, en pleine nuit. Vue la pauvreté des habitations, il n'y avait sans doute rien d'autre à voler. Comme les riches ont désormais les moyens de se protéger, avec leurs alarmes, leur vidéosurveillance privée et publique, les pauvres volent les pauvres. Enfin, ce qui leur reste.

Quant à nous, on a quelques projets dans la tête, dont celui de construire un four en terre avec notre ami Fede. Et tenter de gagner son pain, en vendant du pain, justement. Vivre à l'uruguayenne, quoi. En espérant qu'on ne soit pas obligés de vendre des mouchoirs en papier et faire pleurer dans les chaumières.


 
 
 

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