Ce sport de tapettes
- urbedall
- 19 juin 2016
- 3 min de lecture

Depuis une vingtaine d'années, c'est peu dire que le football a réellement changé de dimension. Un changement opéré par les footballeurs eux-mêmes, à qui l'on ne demande plus seulement d'être talentueux : il faut aussi être bankable, c'est-à-dire être beau, prendre soin de son image, de sa chevelure, de ses pectoraux et de son cul. C'est ainsi que le footballeur peut rajouter quelques zéros sur son compte en banque. Le joueur rugueux et moustachu – l'un n'allant souvent pas sans l'autre – des années 80 a été remplacé par la vedette métrosexuelle, la coupe bien soignée, la peau parfaite, de quoi charmer bien plus les multinationales et les filles que les connaisseurs et connaisseuses de la chose footballistique. Alors que les spectateurs paient sensément pour admirer leur talent balle au pied, certains semblent trouver plus de goût à faire admirer ses abdominaux dès que l'occasion se présente.
A ce titre, l'Uruguay est largement préservé de cette tendance : il n'y a qu'à voir l'équipe nationale, composée de guerriers en shorts, prêts à croquer de l'oreille anglaise ou de l'épaule italienne pour arriver à ses fins, la victoire finale, par tous les moyens. Ils appellent cet esprit du combat permanent la garra charrua et on doute que ce nom inspire le prochain after shave de l'Oréal. Le football à l'ancienne, donc, où il est plus question d'hommes et de couilles que de starlettes et de plan marketing – même si les abus de l'un valent sans doute ceux de l'autre, reconnaissons-le. Mais l'Histoire sait être une grande farceuse.
Bienaventurado Raimundez ne restera pas dans les livres de l'histoire du football. Dans les années 50, ce joueur moyen évolue quand même à quelques reprises pour la Celeste, l'équipe nationale uruguayenne, qui est alors une des meilleures équipes du monde. Un matin, Obdulio Varela, la star de l'équipe, surprend Bienaventurado seul dans les vestiaires, le corps couvert de cire. Il croyait qu'on allait l'opérer, mais Bienaventurado arrive un peu plus tard sur le terrain d'entraînement, exhibant des jambes toutes lisses. Au rassemblement suivant, il demande à l'équipementier de lui fournir un maillot cinq fois plus petit. Tout le monde pense alors qu'il veut en faire cadeau à son neveu, mais ses coéquipiers le voient débarquer au stade vêtu de la liquette, laissant exhiber abdos et pectoraux, chose inédite à l'époque. Les kinés de la Celeste s'inquiétèrent alors pour sa santé, pensant qu'il allait s'étouffer sur le terrain. Toujours au fait des dernières nouveautés en termes de produits de beauté, il arborera aussi une magnifique crête maintenue avec la gomina de l'époque, puis des chaussures de foot oranges et jaunes, avec son nom marqué sur les côtés, qui contrastaient plutôt avec les souliers en cuir rugueux et rustiques de ses coéquipiers.
Tant et si bien qu'Obdulio Varela crut bon de vouloir mettre fin à cette mascarade. Un jour, dans les vestiaires, il lui sort ce qu'il a sur le cœur : « P'tit gars, le jour où tous les champions auront des chaussures colorées comme toi, tu pourras ramener des ballerines de princesse. Quand le football deviendra un défilé de mode, tu auras sans doute de la chance, mais j'espère bien être mort à ce moment-là ».
Vexé, Bienaventurado quitte l'entraînement, et ne reviendra jamais. Il prend le premier bateau pour l'Angleterre où, pense-t-il, son style sera mieux accepté. Là-bas, il devint entraîneur d'une équipe de jeunes d'un modeste club londonien, les Rideway Rovers.
La star de l'époque, Obdulio Varela, mourut en 1996. Son vœu sera donc exaucé : il échappera à ce football moderne, fait de crèmes de dépilation, de crêtes sur la tête et de chaussures de danseuses. Il aura tout juste le temps de voir éclore un gamin à la gueule d'ange dont Bienaventurado fut l'entraîneur et sans doute le modèle, quelques années auparavant aux Rideway Rovers.
Ce petit blondinet s'appelait David Beckham. Et n'était pas encore une marque déposée.
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