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Économie très pratique

On n'avait plus qu'à constater les dégâts. Au retour de notre périple argentin, les chemins de terre qui font ici office de route nous prévenaient déjà de la météo qu'il y avait eu en notre absence, mettant en évidence les « parties submersibles de la chaussée » , disent-ils en Afrique. Selon nos calculs, ce voyage de trois semaines devait permettre à notre four en terre de sécher. Il lui permettra en fait de se désagréger : malgré la bâche plastique de fortune – et plus sûrement à cause d'elle – la couche de terre que nous avions amoureusement lissée avec Fede, notre maître en la matière, devenait soudain dans le même état que la route, faite de trous béants où se logeaient même des micro-flaques d'eau. Adieu veaux, vaches, cochons couvés, ou plutôt fournées de pain pour le marché.

Il fallut trouver un plan B, et par bonheur, Sylviane et Lucie étaient venus avec dans leurs valises deux bilig (si, si) en prévision de notre été à Punta del Diablo. Elles serviront donc avant : ni une ni deux, nous voilà donc experts ès crêpes, proposant sur le marché de Salinas, à deux kilomètres de chez nous, cette merveille de la gastronomie bretonne qui ne manquera pas de faire saliver tous les Uruguayens passant devant notre stand. On avait même tout prévu, investissant dans une petite table pliante, choisissant les plus belles nappes de chez nous, ou plutôt les plus beaux chiffons, et trouvant même LE nom vendeur à notre entreprise qui n'en est pas officiellement une, et qui allait attirer des foules de curieux : « la Crepe que rie » (la crêpe qui rit, pour ceux dont le sens de l'observation n'aurait d'égal que leur médiocre niveau de castillan).

Elle n'a pas ri longtemps. Ou jaune alors. Nous passons notre premier marché à essayer d'attirer les chalands vers cette merveille du monde pour votre palais à coup de « goûtez-moi-ça-madame-vous-m'en-direz-des-nouvelles », rien n'y fait : nous repartons en ayant vendu la somme astronomique de 100 pesos. Non, on ne vous donnera pas le taux de change. Malgré avoir suivi tous les conseils de Macron, il nous faudra à ce rythme-là 300000 ans pour devenir millionnaires. Ça a l'air plus facile quand on est banquier.

En rentrant, nous décidons d'offrir une partie des crêpes qui nous restent aux parents des camarades d'école de Maïa, avec un petit mot présentant la démarche. Chose impensable en France, encore plus pour une entreprise « informelle », Monica, la nounou-instit' de l'école est ravie de pouvoir nous aider, d'autant plus qu'on lui avait déjà fait goûter nos crêpes : « ah ça oui, je vais vous faire de la pub, vous allez voir, ça va marcher ! ». Puis, elle nous témoigne du manque de curiosité gastronomique des Uruguayens, ne goûtant pas facilement ce qu'ils ne connaissent pas, et l'achetant encore moins. « Il faut le temps de vous faire connaître ! » nous explique-t-elle. Le temps, pour nous, de devoir quitter Marindia ?


Quelques jours plus tard, sur un autre marché – car nous sommes persévérants, nom de nom – nous rencontrons Delphine et Laurent, un couple de Français installés ici, et qui étaient semble-t-il en train de vider leur grenier. Ils nous le confirment : après cinq ans passés en Uruguay, ils ont décidé de rentrer en France, pour les études de leur fille, qui passe actuellement le Bac, mais pas seulement : « la vie n'est pas facile ici, vraiment. D'autant plus depuis le début de l'année, où c'est vraiment la crise. Les gens n'ont vraiment plus de sous, ils ne peuvent plus se permettre le moindre extra ». On commence à se poser la question : Y aurait-il une relation de cause à effet entre cet hiver « le plus froid et le plus pluvieux depuis bien longtemps », ces inondations et tempêtes ravageuses, cette crise économique et notre arrivée ici ? Le chat noir uruguayen serait-il en fait gwen-ha-du?

En tout cas, nous le remarquons bien : les gens qui s'aventurent à goûter les crêpes de Céline sont très majoritairement conquis mais le voient comme un plaisir inaccessible, même au prix cassé de l'équivalent de 2€ les six crêpes. L'Uruguay, ce si petit pays, est ultra-dépendant de ses deux géants de voisins, qui sont tous deux dans un marasme politique et économique jamais vu depuis plus de quinze ans. L'effet boule de neige est dévastateur.


Alors, en bons élèves d'un libéralisme débridé, qui savent pertinemment qu'un produit qui ne se vend pas est celui qui n'a pas encore trouvé son client, nous changeons de bilig d'épaule. Je me mets donc dans la peau du vendeur d'aspirateurs des années 80, allant faire du porte-à-porte dans le côté sud de Marindia, celle des belles maisons et des portefeuilles (mieux) remplis. Et, ô miracle, ça marche. Jamais, pourtant, je n'ai cru à cette manière de vendre des choses à des gens qui n'en ont pas besoin puisque la minute avant, ils n'y pensaient même pas. Sans doute, sûrement, l'esprit latino-américain joue beaucoup, cette solidarité naturelle qui fait que quand on a un peu plus d'argent que l'autre, il est naturel de partager. J'ai plusieurs fois perçu des regards pleins de bienveillance, de ceux qui disent : « allez, il faut l'aider, ce p'tit gars », sans pour autant être un geste de pitié, juste une solidarité pleine d'humanité. Une femme me dira même de garder la monnaie : « elles sont très bonnes ces crêpes, elles valent bien ça ! »

Et puis, nous sommes allés revoir Jean-Luc, ce Français expatrié à Montevideo pour faire les meilleurs macarons – et de loin – d'Uruguay et proposer des cours de pâtisserie. Jean-Luc nous avait déjà prévenu lors de notre première rencontre : selon lui, les Uruguayens ne sont pas très raffinés d'un point de vue gastronomique. Lui travaille essentiellement pour la bourgeoisie de Montevideo, celle qui peut se payer des voyages en Europe et revient avec des envies de gourmet. Pourtant, il est resté très simple, connaissant sa valeur sans en faire des tonnes. Il me reçoit donc dans son atelier pimpant, où il a su exporter les règles sanitaires européennes avec zèle, même, semble-t-il. Peu de temps après mon arrivée, un couple rentre dans son atelier, venu chercher une commande. Très bien habillés, revenant de Paris, où ils ont pu goûter les meilleures pâtisseries de la capitale. Je m'aperçois du monde, de l'univers même, qui nous sépare, et revois Céline faire ses crêpes dans notre cuisine plus-spartiate-tu-meurs, où l'électricité est piquée à l'EDF locale, qui subventionne ainsi involontairement notre activité. En une bouchée de crêpes, une fois les clients partis, Jean-Luc arrivera à joindre ces deux mondes. Ce Breton, qui s'y connaît donc forcément en crêpes, au palais si délicat rend un verdict implacable : « ces crêpes sont délicieuses ! », nous suggérant même de les proposer en dégustation à ses clients, au même titre que ces chamallows maison à la violette ou que ses macarons à tomber par terre. Nous n'avons pas encore fait une vente avec lui, il reste même des détails à régler, mais cette appréciation fait un bien fou. La crêpe peut rire de nouveau.


De retour à la maison, la réalité est, évidemment, toute autre. Comme il faut bien s'occuper de ce four que nous ne voulons pas voir tomber en ruines, nous refaisons patiemment une belle couche de terre, et retournons chez le voisin-ferrailleur demander s'il n'a pas quelque chose qui pourrait s'apparenter à une gouttière. Le pauvre se tient l'oeil : « j'ai fait de la soudure. Sans masque ». A cette simple évocation, je me remémore mes exploits d'il y a sept ans à Oaxaca, où je voulus aider à la construction d'une salle de musculation dans le local d'un groupe anarchiste. Oui, tout un programme. Si j'en avais bavé pendant quelques jours après une session de soudure sauvage, me demandant bien pourquoi des anars veulent soudainement se mettre à la muscu, notre voisin, lui, aura moins de chance. Comme il se soigne au lait, nous lui proposons des solutions plus académiques, autrement appelées gouttes, qu'il refuse dans un premier temps.

Son fils, Aureliano, m'amène jusqu'à leur autre terrain, une espèce de décharge à ciel ouvert à quelques pâtés de maison de là. Sur la route, je tente de mieux connaître leur vie. Aureliano n'est pas du genre timide, et se livre même volontiers, avec une maturité étonnante pour son âge, treize ans. « Ma mère m'a abandonné quand j'avais cinq ans. C'est pour ça que je suis très reconnaissant envers mon père qui, lui, nous a gardé (sic), moi et mes frères et sœurs. Mon père, c'est mon meilleur ami, avec mon frère ». En réalité, Aureliano n'a pas d'autres amis, la faute à ce quartier « qui craint » où il est « très facile de faire le con ». Il m'expliquera qu'un de ses camarades de classe est un drogué : « il a été abandonné par sa mère et son père lui a appris à fumer des pétards. Il avait cinq ans ». Le quartier nord de Marindia n'est pas prêt de livrer tous ses secrets. Nous reviendrons avec une chose s'apparentant effectivement à une gouttière, et Aureliano me fait de suite les deux trous que je lui demande avec sa perceuse électrique, faisant jaillir mille et unes étincelles. Devant son père. Et sans lunettes de protection.

Vers 22h, il viendra nous demander de l'aide, son père ne pouvant même plus fermer l'oeil. Nous lui laissons des gouttes, du doliprane, lui expliquant bien la posologie tant il ne semble pas connaître ces médicaments - ou les médicaments en général. En vain : deux jours plus tard, il devra passer par l'hôpital, où on lui enlèvera sept bouts de métal, en lui en diagnostiquant d'autres, impossibles à atteindre sans un instrument de médecine que n'a que l'hôpital de Montevideo. On lui demande naïvement : « Et tu dois y aller quand ? ». Il fait mine de palper de la monnaie avec ses doigts et rend son verdict : « je n'irais pas. Trop cher. J'ai déjà du payer, là je ne peux plus ».

Lui aussi avait bien aimé nos crêpes.



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