Un ange passe
- urbedall
- 28 août 2016
- 6 min de lecture
Les choses peuvent parfois avoir une utilité insoupçonnée, et les voyages nous le prouvent chaque jour. Jusqu'à notre modeste blog dont l'unique destinée devait être d'informer familles et amis de nos découvertes uruguayenne, ainsi qu'un récit de vie miniature dont Maïa pourra profiter dans quelques années. A notre grande joie, elle fut aussi une espèce de plate-forme de financement participatif comme on dit maintenant, ou plus prosaïquement un outil de bienfaisance. En effet, un mystérieux mécène dont l'identité ne sera pas révélé, même sous la torture – dans un pays qui s'y connaît, en tortures, soit dit en passant – nous fit un virement bancaire avec un ordre on ne peut plus clair : « lorsque la précédente page du blog avait paru, je n'avais pas osé, mais là, c'en est trop : est-ce que tu crois que je peux t'envoyer de quoi régler l'amende de ton voisin ? » En bons acteurs économiques rationnels suivant les recettes du Docteur Macron pour devenir millionnaire, nous avons d'abord hésité à garder cet argent pour nous, mais l'honnêteté nous oblige à dire que nous ne sommes pas capitalistes. Cependant, il fallait encore que Vecino accepte cet argent venu du ciel, et nous nous demandions réellement comment il allait réagir, tant sa rudesse apparente est mêlée à une certaine fierté, positive, de ceux qui n'ont et ne veulent avoir de compte à rendre à personne.
De fierté et de rudesse, il n'en sera, heureusement, pas question. Lorsqu'on lui fait cette proposition « bizarre », le prévient-on, ses yeux s'écarquillent et nous voyons clairement ses épaules se détendre, d'un coup. Puis, un sourire radieux illumine son visage, faisant apparaître les trois dents qui lui restent : « tu lui diras (au mécène) un million de gracias. C'est incroyable : jamais on ne m'aurait proposé ça ici, en Uruguay, et il faut que ce soit une personne de votre entourage, chez vous, en France, qui le fasse ». Vecino ne dira pas clairement : « oui, j'accepte cet argent », comme s'il y avait une limite à ravaler sa fierté. A tel point qu'on dut le deviner après plusieurs minutes de discussions avec son accent à couper au couteau, son débit mitraillette, où on tente de distinguer les mots et de comprendre le sens général de ce qu'il exprime. Mais, c'est évident, Vecino n'a pas le choix. En plus des employés de la compagnie d'électricité, qui peuvent passer à tout moment pour vérifier qu'il ne s'est pas rebranché, il y a aussi la police : « Et là, ça ne rigole pas. Comme je suis fiché pour ça, je peux aller en prison. Comment ils feraient, mes enfants ? L'autre jour, j'ai été me débrancher car je le sentais mal. Ça a pas loupé : quelques minutes après, les flics sont passés. » Ce cadeau du ciel – car c'est bien comme ça qu'on le lui vend, pour bien lui faire comprendre qu'il n'a aucune dette envers nous – le bouleverse à tel point qu'il lâche toute la rudesse qui lui sert de bouclier. Les larmes aux yeux, il nous explique qu'avec cette histoire, il a perdu ce qu'il avait de plus cher : « mon frère était mon seul ami. Cette histoire va mettre beaucoup, beaucoup de temps à cicatriser. » Suite à cette histoire, c'est toute sa famille qui l'a rejetée, pour le seul fait d'avoir été pris. Car évidemment, tout le monde le savait ; pire, son frère qui habitait à côté se servait allègrement de cette électricité gratuite pour alléger ses propres factures. La solidarité que nous croyions observer chez les Uruguayens peut être une chimère, même dans le sacro-saint milieu familial.
Quelques jours plus tard, nous revenons avec l'argent prévu. Vecino nous redit toute la gratitude envers ce mécène inattendu, l'invitant dans sa maison quand il veut - « moi, j'irai dormir ailleurs » - nous prévenant quand même de sa popularité dans son cercle de relations : « j'ai expliqué ce qui m'est arrivé sur facebook ; tous mes « amis » - avec de grand guillemets, donc – m'ont dit que c'était un ange qui m'avait aidé. Oui, pour nous, c'est ça : un ange ». Tandis qu'il parle, ses enfants l'entourent, le couvrent de câlins. C'est évident : cette nouvelle leur fait autant plaisir à eux qu'à lui. Ils savent aussi que si leur père se bat comme un lion contre les aléas de l'existence, c'est pour eux. « Quand on s'est séparé avec leur mère, j'ai été au tribunal pour pouvoir toucher une pension de sa part. Elle gagne 22000 pesos par mois quand même. »
« C'est plus que toi alors ? »
Il gonfle ses pectoraux. Ça y est, la fierté revient : « Non, quand même pas. Moi je peux gagner 30000 pesos. » Avant d'ajouter, d'une toute petite voix : « les bons mois ».
Donc oui, elle doit gagner plus que lui. Et sûr de son bon droit, il se pointe donc au tribunal. Là-bas, on le fait balader de bureau à bureau. « Je n'y comprenais rien. Ils font ça pour décourager les gens. Et finalement, j'ai laissé tomber ».
Depuis, il gère son affaire de ferrailleur et s'occupe de ses enfants « comme (il) peut » mais avec un succès certain tant ses enfants sont bien éduqués, loyaux et semblent heureux malgré la précarité. Pour eux non plus, la vie n'est pas simple : « Adrian est épileptique, poursuit Vecino, et les trois ont trop de plomb dans le sang. La faute à cette saloperie d'eau du robinet ». Celle-là, pourtant, Vecino la paie. Pour se faire empoisonner.
Puis, d'un geste, il demande à sa fille cadette, Juliana, neuf ans, de s'occuper de Maïa. Il a bien compris qu'il n'avait rien à nous devoir, mais quand même. Juliana, elle, semble ravie de cette petite sœur de substitution. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, les deux gamines devinrent inséparables, Maïa se transformant en niña del barrio, intrépide sur son vélo, sous nos yeux mi-inquiets, mi-amusés. Après avoir été un peu réservée, politesse oblige, Juliana trouve dans notre maison-cabane un second logis, et nous avons plaisir à rajouter une assiette une fois le repas servi. On la sent aussi fascinée par Céline, cette figure maternelle qui semble lui manquer. Et ses marques de tendresse envers sa petite copine semblent inépuisables, notamment via ses dessins toujours ponctués par un « pour Maïa, la plus belle ». Mais l'héritage familial est aussi vivace quand elle parle d'avenir : « j'aime pas trop l'école. Je voudrais aller en « technique » comme mon frère, pour être mécanicienne ». En attendant, comme le dit son père, « elle casse plus de choses qu'elle ne répare », faisant parfois preuve d'une maladresse désarmante, se cassant la figure au moins 263 fois par jour et se relevant avec, toujours, le sourire aux lèvres. Son frère Adrian passe aussi régulièrement nous voir, maintenant. Lui semble avoir hérité du bagout des cuentacuentos latino-américains, ces conteurs de la vie de tous les jours qui savent mettre du fantastique là ou d'autres ne verraient que la routine du quotidien. Mais aussi mettre du fantastique tout court. Ainsi nous raconte-t-il la légende de ce bébé assassiné par une sorcière et qui hante le Parc Rodo de Montevideo. « Un soir, on y avait été avec des copains pour savoir si ça existait vraiment. Moi, j'étais sceptique ». Puis, ses yeux s'illuminent : «Et d'un coup dans la nuit, on entend un bébé qui pleure. » Il se lève, fait de grands gestes : « Et là, derrière nous, on voit un bébé, les cheveux lui cachait la tête, avec des larmes de sang qui lui coulent des yeux. On a détalé fissa ! Arrivés à l'arrêt de bus, tout le monde rigolait : « Ah, vous avez vu le bébé qui pleure, vous ! » ». Comme une évidence. En Uruguay, il y a les anges, et il y a aussi les fantômes.
Adrian nous apprend aussi les superstitions du cru, quand Céline, frustrée, nous montre un de nos bols cassés. « Attention, il ne faut pas réparer ça, hein ! il faut le jeter ! Ça porte malheur ! ». Nous décidons d'abord d'outrepasser les superstitions locales, même si Céline est plutôt réticente. Je m'emploie à recoller le morceau, satisfait de ressusciter un objet, rien ne se perd, tout se transforme, c'est bien ce qu'on dit par ici. Le soir venu, alors que je discute avec Vecino, son fils vient lui parler de l'acte que j'ai commis. Son père y attache peu d'importance, calme le fiston visiblement sous le choc : « Ce sont des croyances de chez nous, Adrian. » « Mais toi, lui dis-je, qu'est-ce que tu ferais ? » « Ben, je le jetterais, ce bol, c'est évident. Ça porte malheur quand même ». Je suis à deux doigts de lui faire remarquer qu'il ferait mieux de vérifier que son service à thé n'est pas en mille morceaux, aux vues des déconvenues dont il hérite en ce moment, mais je m'abstiens. On ne rigole pas avec les superstitions. Et de toute façon, il doit y avoir autant de service à thé dans sa maisonnette que de mois à 30000 pesos.
Arrivés à la maison, nous scrutons le fameux bol : si un ferrailleur, qui s'échine à récupérer des carcasses de vélo et de machines à laver pour en reconstruire des nouvelles jette un bol cassé sans aucun remord, est-ce qu'on peut décemment en garder un, sous prétexte de récup' ?
Après une nuit de réflexion, il finira à la poubelle. Peut-être, malgré nous, devient-on Uruguayens...
Comments