Et Pepe est arrivé...
- urbedall
- 7 sept. 2016
- 6 min de lecture
Au commencement était la planche de bois. Toute bête. « Vous avez 2835 heures » aurait pu ajouter Carlos, mon « maître » de marionnettes lors de mon premier cours. Car au départ, jamais je n'aurais pensé passer autant de temps sur ce qui restera mon œuvre marindienne. Comme toujours, la décision de me lancer dans ce défi est le fruit d'un hasard qui n'existe pas. Il y a quelques mois, après notre retour glacial de Colonia, nous avions tenté de nous réchauffer un peu – sans beaucoup de succès, avouons-le – dans une des cabanas que propose Dumas, le gérant du camping de Marindia, qui se veut aussi « espace culturel ». Un espace assez fréquenté l'été, semble-t-il, mais loin de l'être l'hiver. C'est ainsi que nous faisons connaissance des deux autres inconscients décidés à faire du camping uruguayen en hiver : Carlos et Cris parcourent l'Amérique depuis trois ans – depuis les Etats-Unis – dans leur bus qui nous fait invariablement penser à celui que prend Bart Simpson quand il va à l'école. Au coin du feu, dans le salon de Dumas rebaptisé salle commune, nous refaisons le monde, évaluant les chances de Podemos de prendre le pouvoir en Espagne et celles d'avoir un hiver doux – les deux seront de pures chimères. Et puis, Carlos et Cris nous parlent de leur passion, qui les fait vivre et voyager depuis plus de trente ans pour Carlos : la marionnette. Pas celle qui fait seulement rire les enfants, celle qui fait rire, réfléchir, subvertir tous les êtres humains, de 7 à 77 ans, même moins, même plus. Carlos nous raconte avec la flamme des passionnés l'Histoire de la marionnette comme arme de subversion massive, qui fut réprimée, interdite par les pouvoirs de tous les pays pendant des siècles, quand ces spectacles de rue étaient brutalement interrompus par l'arrivée de la police menottant les marionnettistes. On le sent, Carlos aurait aimé, aimerait, qu'un jour un de ses spectacles se termine ainsi.
Lorsqu'ils s'installent quelque part, Carlos et Cris ne font pas seulement des spectacles, mais proposent des ateliers à des prix imbattables – qui ne leur permet pas de vivre, d'ailleurs - pour que les locaux construisent eux-mêmes leurs marionnettes ; pour que cet art, ringardisé par la fée télévision, continue à s'exprimer, partout. Car une fois terminée, une marionnette doit vivre, il est impensable pour mon maître qu'elle devienne une pièce de musée, accroché en haut d'une cheminée. Ces derniers jours, Carlos me l'aura martelé : « quand on viendra à Punta del Diablo, on sortira ensemble jouer dans la rue ». Histoire de bien me faire comprendre que l'aventure ne fait que commencer.
Mais au moment de la Génèse, je n'en étais pas à ces considérations. Comme j'ai toujours aimé travailler de mes mains, c'était une belle occasion de m'y mettre, me disais-je, durant ce bivouac hivernal à Marindia. Mais de marionnette, je n'y connaissais rien. Néant. Autant dire que cette planche de bois devant mes yeux ne m'inspire que très peu.
Et puis, je découvre aussi ce nouvel environnement qui va ponctuer mes soirées hivernales : dans une salle exiguë, pas chauffée, on s'active en combo manteau-écharpe autour d'outils que je ne connaissais pas : table à poncer, scie à chantourner... Quand l'électricité veut bien marcher. Plusieurs fois, la lumière ne fonctionnera pas, nous obligeant à nous placer dehors, tentant de travailler jusqu'à la dernière lueur du jour. Tout ça dans une langue que je maîtrise encore mal, surtout quand ça doit parler technique d'ébéniste ou de menuisier.
Comme beaucoup de choses ici en Uruguay, cet atelier évoluera donc au rythme du Système D. Et malgré tous les obstacles, j'adore ça : je me plais à travailler le bois, l'argile, le plâtre, puis à me mettre à la peinture, à prendre le temps de considérer minutieusement tous les détails de l'être que je suis en train de créer. Nous avions décidé collectivement, en famille, que ce sera un vieux pêcheur, attirés que nous sommes par la fable du pêcheur mexicain. C'était être un brin présomptueux : alors comme ça, nous déciderions de la destinée d'une telle créature ? Déjà qu'il naît vieux, autant lui laisser le choix de ce qu'il voudra faire plus tard.
Tous les lundi et mercredi, j'enfourche donc mon vélo pour trois heures d'ateliers passionnés, risquant mes mollets à chaque fois face au chien fou du voisin de Dumas. Il m'aura eu une fois, sans grande conséquence. Et il y aura beaucoup de soirs de la semaine, et quelques après-midi aussi, à poncer, sculpter, peindre un petit vieux qui prend vie. Avec ses insatisfactions : une fois le visage terminé, son nez ne me revient pas. Je demande son avis à Gwendal qui me répond par un cinglant : « ah, tiens, on dirait le nez de Sarkozy ». Trop sympa. Pour le coup, il ne me revient pas du tout. Je demande alors à Cris s'il y a une solution, et elle me rassure : « on va lui faire une opération chirurgicale ». Mais après avoir refait le visage... Faire et refaire sera aussi le quotidien de ces ateliers.
Là, quand même, j'ai compris que je donnais vie à un petit bonhomme. Carlos et Cris sont devenus imparables en anatomie, à fabriquer des genoux, des coudes, des chevilles qu'il faut relier pour que la petite bête puisse se mouvoir. Alors, un nez trop long....
Autour de moi, les collègues stagiaires se font parfois rares, tant et si bien qu'il est fréquent que je sois seule en cours avec mon maître, notamment les jours de pluie, où il est inconcevable à un Uruguayen de mettre un nez dehors. Je me rends compte en même temps de l'assiduité toute relative de mes comparses, qui semblent laisser tomber en plein milieu, pour un si ou pour un no. L'une d'elles est étudiante aux Beaux-Arts, et la marionnette est la passion de sa vie. Autant dire qu'un tel atelier, à ce prix-là, si proche de chez elle, c'est une bénédiction. Mais curieusement, elle aussi aura disparu des radars. Peut-être aura-t-elle trouvé une autre passion vitale.
Pendant ce temps, moi, je reste cramponnée à cet objectif de la terminer avant de reprendre la route. Lorsqu'il s'agit de lui trouver un costume, je donne une seconde vie à un pantalon de Gwendal trouvé à 10 pesos dans une foire aux puces, je transforme un cache-oreille en casquette et je trouve même, ô miracle, une chemise de vieux taille 1 mois (si, si) dans une friperie locale n'ayant plus qu'à la recoudre sur mesure. Je m'en vais aussi voir notre coiffeuse, pour savoir si, au cas où, elle ne pourrait pas récupérer des cheveux blancs d'un client un jour, comme ça. Quelque peu déconcertée, elle ne l'oubliera cependant pas, donnant un petit paquet à Gwendal lors de son dernier passage : « Tenez, lui dit-elle, c'est pour les cheveux de la marionnette de Madame ».
Finalement, un beau jour, un peu pressés quand même par le départ imminent de Cris et Carlos pour une tournée à travers le pays, nous peaufinons les derniers détails, les plus importants : la pose des fils donne enfin vie à mon p'tit vieux. Finalement, il ne sera pas pêcheur, donc, mais un p'tit vieux joyeux, les yeux grands ouverts sur le monde qui l'entoure – et c'est bien le plus important. On ne sait jamais à quoi s'attendre lorsqu'on termine un tel travail, mais le résultat est d'un hasard – qui n'existe pas – stupéfiant : la forme de son visage, ses yeux bleus, son crâne dégarni coiffé d'une casquette nous font incroyablement penser à Eduardo Galeano, notre maître à penser uruguayen, l'un de ceux qui explique notre présence ici en Uruguay. Avec la barbe en plus. « Tu expliqueras que la barbe lui a poussé après la mort » se marre cet anar de Carlos, incapable de respecter le deuil, même d'un personnage comme lui.
Pour couronner le tout, nous décidons de l'appeler Pepe Musica, en hommage à l'autre Uruguayen qui nous a poussé dans ces contrées. Il paraîtrait que Pepe, resté trop longtemps planche de bois aurait des envies de danser. Il va donc falloir lui dégourdir les jambes. En attendant, je pleure. De joie. Ça a l'air contagieux car même Carlos a les yeux humides. Comme le sentiment d'avoir accompli une œuvre inespérée et d'être en même temps face à un nouveau défi. Les jambes de Pepe n'attendent pas, et la promesse faite à Carlos de jouer ensemble dans la rue non plus : il faut lui apprendre à marcher, à se mouvoir, à s'exprimer. « Tu verras, à un moment, il te parlera » me confie Carlos, du haut de ses trente ans d'expérience. L'Amérique Latine est sans doute le lieu le plus adéquat pour s'initier dans cet univers magique, dans lequel je suis plongée, sans possibilité de faire demi-tour. D'ailleurs, je n'en ai aucune envie. Le voyage se poursuit. A quatre, maintenant.
Céline
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