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Trump, des vaches et la Vierge

  • urbedall
  • 1 oct. 2016
  • 9 min de lecture

Soudain, tout s'est bloqué. Les pédales se coincent, les pneus crissent, un terrifiant bruit de tiges cassées se fait entendre à l'arrière. Et encore heureux que ce ne fut pas en pleine descente. Mais c'est quand même au beau milieu de nulle part que mon biclou m'a dit : « c'est bon, cette fois, ras la pédale ». La chaîne s'est emmêlée de façon assez inexplicable dans les rayons lors d'un changement de vitesse qui a mal tourné, et je me retrouve donc avec une roue qui a fait le grand huit. La veille, c'était l'autre vélo qui avait crié sa détresse devant tout ce poids à transporter, abandonnant quelques rayons dans le combat. Nous voici donc entre Solis et Piriapolis, dans un paysage de rêve, mais avec deux vélos hors d'usage. Voyager de cette manière, c'est d'abord accepter tous les imprévus, et ce n'est pas toujours facile quand on pense avoir préparé comme il faut le départ, changé toutes les pièces fragilisées de nos vélos et que là, vraiment, là, ça doit le faire. Ben non. Domingo, le réparateur de vélo de Piriapolis qui travaille d'arrache-pied sauf le dimanche, comme son nom l'indique, ancien coureur cycliste qui, maintenant, « cours simplement dans (son) atelier », a une explication bassement rationnelle à notre malheur : « vos vélos, ce sont des poubelles. Ça ne vaut rien, ce tas de ferraille, il est tout juste capable de supporter 70-80kg. Quel poids tu tires avec ta carriole ? » Moins du double, ai-je envie de lui rétorquer. Mais pas beaucoup moins, si on compte le corps du pilote. Domingo fera quand même des miracles, réussissant à redresser la roue. C'était la seule solution, car quand j'ai demandé à son collègue s'ils avaient des jantes de qualité, il me livra son analyse de l'économie mondiale : « Non, j'ai que du made in China ». Cet imprévu nous fera donc rester sur les lieux de l'accident, somme toute charmants, même si je devrai faire deux allers-retours à l'atelier pour amener et récupérer la roue, c'est-à-dire une petite quarantaine de kilomètres à rajouter au compteur. Et entre-temps, il y aura eu atelier à l'air libre pour changer les rayons de l'autre vélo. L'avantage avec ces « tas de ferraille », c'est qu'on apprend toutes les subtilités de la mécanique vélo sur le tas. Ou plutôt sur le fossé, sur le trottoir, sur la plage, là où la tuile arrive. Là, on doit retirer tout notre bardas pour atteindre la caisse à outils qui est – évidemment - tout au fond du coffre de la carriole. A côté, Maïa prend toujours ces pauses obligées avec bonheur, s'occupe à faire des châteaux de sable ou à vouloir nous « aider ». Les outils et les pièces jonchent le fossé, le trottoir ou la plage, et nous sommes bien loin des ateliers pimpants si caractéristiques des quadragénaires et plus, où les contours des outils sont dessinés au marqueur sur un tableau, indiquant clairement que la clé de 15 se met LA et pas LA. Ça tombe bien, je suis encore loin de mes quarante ans. Maïa sera en CE2, imaginez-vous ça...


Ces petites tuiles du quotidien du voyageur en vélo-poubelle ne sont en réalité que le reflet en négatif d'une très bonne nouvelle pour nous : nous sommes repartis avec joie et soulagement de Marindia sur nos biclous la veille du printemps, mais sans doute le jour qui indiquait clairement la fin de l'hiver, avec quelques petits degrés en plus et, surtout, surtout, un beau ciel bleu qui devrait, Inch'Allah, nous accompagner pendant quelques mois maintenant. Objectif : Punta del Diablo, retrouver Nacho et Judith dans leur hostal, pour y travailler et y passer l'été, si tout va bien. Nous reprenons donc la première route de notre périple uruguayen, avec quelques certitudes en plus, mais avec, donc, des vélos qui subissent le poids des mois à tirer notre invraisemblable caravane. Nous connaissons bien mieux, par contre, les us et coutumes uruguayens, et les hasards de la route feront que nous demanderons moins la permission pour installer notre tente chaque soir, cherchant le coin le plus beau et négligeant les coins les plus pratiques. La côte uruguayenne étant terriblement endormie quand l'été n'a pas sonné, nous nous retrouvons bien souvent autour de villas vides, les volets clos, un silence assourdissant la nuit qui fait un bien fou après les chiens et les coups de feu de Marindia, avec, à la terrasse de la tente, une vue imprenable sur cette côte sauvage si belle et si caractéristique du pays. Comme toutes ces maisons sont équipées pour l'été, elles ont l'immense avantage d'avoir tout le matériel à l'extérieur, et notamment une chose qui nous manque cruellement en camping sauvage : un robinet. Nous nous en allons donc chaque soir chercher de l'eau avec notre bidon et trouvons toujours un étourdi ayant oublié de couper son compteur avant de partir. A qui demander quand il n'y a âme qui vive ? Dans ces résidences secondaires disposant de piscines ou d'une pelouse arrosée tout l'été, nous décidons de prélever une taxe de mésusage de l'eau, fort peu incitative, avec nos ponctions de ces 5 ridicules litres pour le riz, le brossage de dents et la toilette toute relative du matin. On ne changera pas le monde avec notre bidon, mais ces propriétaires changeront involontairement - en bien - notre repas, notre haleine et notre hygiène corporelle.

A Solis, nous investissons un parc public, où Maïa fait connaissance d'un petit copain un peu plus grand qu'elle. De l'âge d'avoir, malheureusement, le genre de questions qui tarabustent ensuite les êtres humains jusqu'à la fin de leurs jours lorsqu'ils croisent un visage étranger : « d'où tu viens, toi ? T'es pas d'ici » ; ce à quoi Maïa répondra par un magistral « Estoy de todo lugar ! » (« je suis de partout ! »), version 4 ans et demi du « Je suis une citoyenne du monde, camarade ». Chapeau, fille. Et continue à regarder où tu vas et non pas d'où tu viens.


Après trois jours de voyage dont cet arrêt forcé, nous atteignons finalement Punta del Este, avec pas mal d'inquiétude, priant pour que nos biclous tiennent au moins jusque là. Nous avions négligé cette étape à l'aller, ne sachant pas trop ce que pourrait nous apporter cette cité de la jet-set latino-américaine. Aujourd'hui, nous avons la réponse : rien. A part des doigts. Punta del Este, c'est un peu tout le contraire de l'Uruguay qu'on connaît, celle qu'on aime en tout cas. Une ville (trop) propre, où nous verrons plus de balayeurs que durant nos sept mois antérieurs de pérégrinations. Tout doit être impeccable, pour permettre à ce temple de la consommation d'accueillir ses ouailles en toute quiétude. Une ville qui voterait plus Trump que Pepe Mujica, le premier construisant un complexe hôtelier de luxe, où les lettres de son nom et de celui de son empire sont accrochées à la carcasse en ciment du bâtiment, histoire que tout le monde sache qu'il est là, et que c'est donc the place to be. Folie des grandeurs, ou plutôt folie tout court. En attendant l'ouverture de l'hôtel Trumpique, nous logeons donc dans un hostel où nous rencontrons Augustin, un jeune venezuelien, les manières efféminées, le look tendance toujours impeccable, bien loin des survêt' de ses compatriotes feu Chavez et de son successeur Maduro. Nul doute que c'est un baroudeur pas comme les autres : il a traversé tout le continent sud-américain en stop, passant par le Brésil, la Bolivie, le Paraguay, en 29 jours pour atterrir dans ce qui doit être sa Mecque à lui. Nous restons incrédules devant cette performance : il aurait donc traversé ces pays d'une richesse culturelle et naturelle incomparables, sans pratiquement s'arrêter, juste pour arriver ici ? Le sens des priorités est toujours toute relative. Et quand Augustin part se balader, ce n'est pas pour admirer le paysage, c'est pour aller lécher les vitrines des shoppings. « Mon rêve, c'est d'aller à Paris » nous confiera-t-il. Les rêves aussi, sont toujours très personnels.

Nous passerons deux nuitées à nous reposer dans cette enclave gringo uruguayenne, et pas une de plus. Notamment parce que les prix, déjà élevés en général, explosent ici. Ainsi, Céline restera le souffle coupé devant le prix des tortas - des quiches toutes bêtes, même pas au saumon ou au caviar - qu'annonce la vendeuse de la boulangerie proche de l'hostel : 900 pesos, quasi 30€, pour trois parts de tarte. Soit deux jours de budget de voyage en camping sauvage. Glups. Nous avertirons Maïa : « ces tartes, là, il faut les déguster ma chérie. Tu fermes bien les yeux quand tu prends une bouchée, et tu savoures, OK ? »


Nous profitons quand même de cette étape pour optimiser les vélos, interchanger certaines pièces pour mettre les meilleures sur celui qui fera son chemin de croix à tirer la carriole. Nous reprenons la route un peu plus sereins, avec le bonheur de bénéficier, pour une fois a-t-on l'impression, d'un vent dans le dos qui nous donne (presque) des ailes. Après Punta del Este, même si le décor est moins hype, on sent bien que l'argent est une donnée fondamentale pour y poser sa maison. Jusqu'à l'insupportable : des promoteurs immobiliers ont carrément acheté des plages, privatisant ainsi petit à petit cette merveilleuse côte uruguayenne, pour y installer des zones résidentielles en vase clos, avec ses barrières à l'entrée et ses épiceries proposant des produits bio, chose tout à fait exceptionnelle et montrant bien qu'ici, l'organic, c'est pour les chics. Mais plus nous nous éloignons du centre Trumpique de la jet-set latino, plus les champs et les vaches remplacent les villas et les bourgeois, et de bitume, la route devient terreuse. Avec, pourtant, la même difficulté à rejoindre un bout de plage, ceux-ci étant cette fois confisqués par les propriétaires terriens. Pour l'instant : à chaque champ ou presque, des panneaux d'agences immobilières proposent le terrain à la vente. Dans peu de temps, ces vaches risquent de devoir, elles aussi, céder leur place. En attendant, nous profitons du paysage, bien plus que la première fois où nous avions souffert le martyr à traverser la lagune de Rocha. Notre esprit est bien plus léger : Emmanuel, le cycliste brésilien que nous avions hébergé à Marindia nous a mis en contact avec Pepe, un vieux pêcheur proposant de faire la traversée de la fameuse lagune avec sa barque. Nous atteignons cette aire naturelle protégée comme il en existe si peu en Uruguay la veille de notre rendez-vous avec notre passeur. Complètement seuls : le premier village est à 15 kilomètres, nous sommes le samedi soir et un vent furieux souffle sur les dunes. Et totalement heureux : heureux d'avoir trouvé le seul buisson capable d'abriter notre tente un tant soit peu de la tempête, et, surtout, heureux de passer une nuit que même les millionnaires de Punta del Este et de la côte environnante ne pourront pas se payer. Le lendemain matin, même sans douche, même sans café, nous nous sentons privilégiés dans cet environnement unique de dunes, d'eau douce et d'océan. Il faut quand même l'avouer, le camping est interdit ici, et c'est pas bien de désobéir, mais au moins, nous ne laisserons aucune trace de notre passage dans ce paradis, à la différence de beaucoup de visiteurs qui, par leurs sacs plastique, laisseront leur empreinte dans ce lieu pour un bon millier d'années.


Pepe vient nous chercher à l'heure prévue. Il est le seul à proposer des services et le fait apparemment très souvent. « J'ai même eu des Yougoslaves ! » nous lance-t-il, sans que l'on sache exactement s'il voulait nous montrer son ancienneté dans le métier ou nous révéler involontairement ses lacunes en géopolitique. Il nous déposera dans le village de pêcheurs, où lui et sa famille vivent depuis trois générations, presque exclusivement de la pêche. Incroyable pays, où l'appétit des promoteurs immobiliers se dirige au même endroit, laissant vierge ces lieux de beauté et de quiétude uniques. Jusqu'à ce qu'un candidat à la présidentielle américaine ait l'idée de poser ses lettres d'or sur une des collines environnantes ? Espérons que non, et que les enfants et les petits-enfants de Pepe n'aient pas le même destin que les vaches de Punta del Este.


15 kilomètres plus loin, c'est un autre décor que nous réserve La Paloma, une bourgade touristique l'été mais bien moins huppée et bétonnée que Punta del Este. Un décor à planter sa tente, donc. Nous élisons un petit coin à côté d'une statue de la Vierge. Rien à voir avec cette illustre bonne femme dont on peut quand même douter de la virginité, mais c'est encore le plus beau paysage qui nous est accessible. Une fois montée la tente, nous commençons à regretter notre choix : trois ou quatre voitures arrivent, certains passants viennent se recueillir auprès de la statue, qui est à nos pieds. On se sent un peu mal, et nous allons demander l'opinion d'une vieille dame, venue faire promener ses chiens :

« A vrai dire, je n'ai jamais vu personne camper ici.

  • Mais vous, ça vous dérange ?

  • Non, mais... bon, c'est à côté de la Vierge, quand même..

  • Oui, euh... En fait, c'est pour lui demander sa protection.

  • Aaaah, dans ce cas ! »

C'est pas beau de mentir. La vieille dame partira quand même rassurée d'avoir croisé la route d'une famille de pèlerins plutôt que de métèques alcoolisés. Et nous passerons une très bonne nuit, certes froide, mais nous aurions mauvaise foi à mettre ça sur le dos de la Vierge. Le lendemain, Maïa lui offrira un coquillage en guise de remerciement. On a fait du couchsurfing chez la Vierge, et ça, c'est bien plus hype que Punta del Este.




 
 
 

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