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L'intégration au village

« Comme quoi, il faut vivre au jour le jour ». La conclusion de Nilda sonne comme une évidence ici, en Uruguay. Pourtant, c'est avec des histoires comme ça, racontée entre deux portes d'une maison que l'on visitait en prévision de cet été, qu'on se rend compte de l'imprévisibilité de la vie. Ici plus qu'ailleurs, sans doute. Nilda est une locale, une vraie de vraie, le teint buriné par l'impitoyable soleil uruguayen. A la force du poignet, elle avait monté une épicerie avec son fils. Et puis, le tourisme aidant, ils décident ensemble de créer un hôtel, dans le bâtiment attenant. Une bonne idée, en apparence, dans ce village où tous les hôtels sont tenus par des étrangers, ou des entrepreneurs de Montevideo, ce qui engendre une réelle frustration chez les locaux, qui n'ont souvent d'autre choix que de ramasser les miettes de l'attrait touristique que procure leur lieu de vie. « Mais on n'y connaissait rien », s'excuse-t-elle, presque. « Surtout, mon fils n'a jamais fait confiance aux banques. Ils disaient qu'elles pouvaient nous voler l'argent à n'importe quel moment. Donc on gardait tout l'argent qu'on avait dans une caisse. » Dans l'histoire latino-américaine, les faillites des banques sont légion, aidées par l'expertise toute-puissante du FMI. La dernière en date, lors de la crise argentine de 2002, a choqué durablement la population jusqu'en Uruguay. Du jour au lendemain, les usagers ne pouvaient plus retirer leur argent. Alors, à quoi bon ouvrir un compte pour se faire voler ? Seulement, dans l'histoire latino-américaine, les vols à la tire sont aussi légion. Statistiquement plus nombreux.

Un jour maudit de novembre 2015, alors que la saison touristique démarrait, un Brésilien se pointe à l'hôtel. Il prétexte ne pas avoir d'argent, demande à payer le lendemain. Le fils de Nilda accepte de bon cœur, sans se méfier, car ici, on est en Uruguay, pas au Brésil. Cela laisse au Brésilien toute une soirée pour comprendre le fonctionnement de l'hôtel. « Et puis voilà : le soir, mon fils oublie la clé de notre local sur le bureau. » Ni une ni deux, le Brésilien trouve la poule aux œufs d'or : dix ans d'économies familiales patiemment construites, jour après jour. Les clés de la voiture, aussi. Le lendemain, plus de Brésilien, plus de voiture, plus d'argent. Adieu veaux, vaches, cochons couvés. La bagnole sera retrouvée cramée à 40 kilomètres d'ici. Le brésilien, lui, court toujours, un an après. Nilda a les larmes aux yeux en nous racontant « sa » catastrophe. Depuis, son fils, dégoûté, est parti vivre ailleurs, l'épicerie est en location-gérance, où Nilda est devenue salariée, de 8h du matin à 21h, parfois. On le sent, elle n'a plus la force de repartir de zéro.

Comme chaque année, elle loue les trois maisons que son fils a construites, dont la sienne, celle dans laquelle elle vit le reste de l'année. « Et tu vas vivre où, du coup ? » s'enquiert-on. « En haut de l'épicerie. Y a une chambre, j'ai l'habitude » . En passant devant à vélo, on l'a vu, sa chambre. En réalité, une pièce sans fenêtre sous les combles. En réalité, sous le toit de tôle. En plein été, lorsqu'il doit faire 40° au soleil, ce doit être le sauna le plus économique de Punta del Diablo. Sans doute Nilda se disait-elle qu'un jour, elle pourrait arrêter ça, et, luxe ultime, vivre dans sa maison toute l'année. « Hors de question », lui a répondu le destin. « Pauvre tu es née, pauvre tu resteras ». Loin, si loin des théories de la Macron-économie. Mais apparemment, ce coup du sort ne l'a pas transformé : elle propose ces maisons au meilleur rapport qualité-prix qu'on ait rencontré, et de loin. C'est qu'ici, tous les prix explosent pour la saison. Alors, ça ne changera pas son destin, mais elle a déjà une maison de louée. Et nous, on est très contents d'avoir dans quelques temps un chez-nous, pour de vrai. Ça fait presque un an que ça dure, ce vagabondage, quand même.


Entre temps, nous préparons aussi ce qui devrait être notre principal revenu de la saison, du au coup de poignet talentueux de Céline. Suite à la proposition de Tabaré, le patron du bar du port, nous sommes allés lui faire goûter les crêpes, entre deux caïpirinhas. Son verdict est formel : « très très bonnes. Et c'est pas pour vous faire plaisir. Claudia, qui fait la cuisine ici, elle le sait bien : quand c'est pas bon, je lui dis. Et là, je le dis, c'est très bon ». On croit Tabaré-le-taiseux sur parole. Et alors qu'on lui en avait laissé une demi-douzaine, pour qu'il les goûte vraiment, nous devons refuser qu'il nous les paie. « OK, répond-il, on va faire du troc dans ce cas ». Ce soir-là, on goûtera mojito et daïquiri, en plus de la caïpi. Et on est formel : très très bons, aussi. Hips.

Le samedi suivant, nous nous mettons donc dans un coin de son bar en plein air, pour y proposer notre produit. A côté, c'est la pâtisserie du village, appelée pompeusement « La Parisiana », et qui promet de la « pâtisserie française ». En réalité, ce n'est pas vraiment la cas, beaucoup trop de sucre là-dedans. Inquiet, le patron enverra des espions voir ce que manigance cette famille française. En matière de com', on a encore du boulot, c'est sûr, car même si ça nous coûterait énormément de faire croire que nos crêpes sont une spécialité « française », on sait bien que ça ramène plus de clients que notre gwenn-ha-du, qu'on a même pris pour le drapeau de la Juventus, c'est pour dire... Le premier week-end ne sera pas une franche réussite en termes économiques, même si tout le monde nous promet un succès certain pour la saison, qui ne commence pas avant le 27 décembre. En attendant, on continue à rencontrer le peuple d'ici, et on apprécie la générosité de Tabaré qui non seulement nous reçoit sur sa terrasse sans nous demander un centime, mais en plus a ses petites attentions à lui, toujours avec son côté rustre, mais tellement adorable au fond, comme lorsqu'il offre un verre de fabuleux jus mangue-ananas-orange à Maïa.


Il y a aussi un autre moyen, universel celui-là, pour s'intégrer dans un village : l'école. Alors qu'on venait aux renseignements, la directrice nous reçoit avec un grand sourire : « on demande juste la copie des passeports, elle commence quand elle veut ». « Et... y a quelque chose à payer ? » je me risque. « Non, c'est l'école publique. Tout est gratuit ici, et pour tout le monde ». Maïa fera son premier jour d'école la semaine suivant le départ des cousines. Sans aucune appréhension, elle fera un bisou à sa maman avant de prendre la main de Maria, sa nouvelle maîtresse. Honnêtement, on reste cois devant tant de tranquillité et d'adaptation. La voilà désormais uruguayenne, avec son adorable petite blouse, et ses premières petites copines. Il y aura d'abord Sharon – la malédiction des prénoms anglo-saxons a aussi atteint ce petit bout de côte – qui l'accueillera naturellement et de façon adorable. Peut-être parce qu'elle-même s'est sentie à part avec son strabisme et ses premières dents noires, dont on se demande si ce peut être, déjà, des caries. A voir ses parents, Sharon est une enfant du peuple, et visiblement sans beaucoup de tendresse à la maison, à observer comment sa mère la jette presque dans la cour. Mais elle en livre des tonnes à Maïa en tout cas, l'invitant à jouer, lui prenant la main, la défendant devant un gamin un peu brutal : « laisse, c'est MA copine ! » lui dira-t-elle fermement. En cette saison où les chaleurs font enfin leur apparition, Sharon porte une casquette « Faisan » qui en dit long : c'est la marque du vin le plus affreux du monde, livré en brique de carton comme il se doit, faisant passer le Vin Guevel pour une merveille de la gastronomie. Ses parents l'ont sans doute eu en cadeau, pour 30 briques achetées. Ça ira bien à la p'tite....


Mais la vraie bonne nouvelle, elle est là : on est obligés de mettre des chapeaux. D'un coup, le soleil s'est mis à taper dur, les pulls sont devenus bien encombrants, et si l'eau de mer reste un peu froide, ça n'empêche pas l'école – où tout est gratuit – de commencer les classes... de surf ! Maïa finira sa première semaine de classe par un cours de surf en pleine mer. Rien que ça. Déjà qu'elle nous apprend des mots d'espagnol, il en faudra peu, bientôt, pour qu'elle nous enseigne comment tenir debout sur une planche pour prendre la vague. Ecolière et surfeuse : qu'on n'aille pas nous dire que notre petite migrante ne s'intègre pas...


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