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Enfances du monde

Chaque jour, Punta del Diablo s'active un peu plus. Etrange de voir ce spectacle d'un petit village de 300 habitants se réveiller d'une torpeur de presque 10 mois, construire, réparer, repeindre, ravaler, pour accueillir pas loin de 30.000 personnes en quelques semaines. Et, à l'uruguayenne, ça se fait un peu au dernier moment. Attablés au comptoir de Tabaré après une belle journée de vente à la plage, qui se terminera par la traditionnelle opération humanitaire « caïpirinha contre crêpes », nous rencontrons un couple de Vénézuéliens, débarqués ici il y a peu. Eux ont loué un local dans le futur « passage commercial » du port, qui ne nous fait penser pour l'instant ni à un passage, ni à un commerce, quel qu'il soit. Elle a deux enfants à l'école et ont profité de ce samedi après-midi pour... se bourrer la gueule, dans le tout nouveau bar proposant de la bière artisanale de Colonia del Sacramento, en pression et sans faux-col s'il vous plaît. Les casquettes de la marque de bière sur la tête, ils sont tout à leur joie : « ben faut bien qu'on décompresse aussi. Normalement, on finit notre local la semaine prochaine, après, faudra faire les menus. Mais bon, on ouvrira et on verra bieeeeeen ! » Avant de repartir en dérapage modérément contrôlé sur leur antique moto, laissant derrière eux un nuage de sable. « On verra bien », c'est sans doute le mot d'ordre des peuples de tout un continent et, si on commence à s'y faire, on reste toujours un peu pantois devant cette philosophie de vie, que certains appelleraient désinvolture.


Même le cadastre de Punta del Diablo a été créée sur la pierre philosophale du « on verra bien ». On construit notre cabane, notre maison, notre commerce sur un terrain qui appartient à je-ne-sais-qui et après « on verra bien ». Ainsi, les édiles se sont aperçus cette année que même la route menant à l'école publique avait été faite sur un terrain privé, une des nombreuses propriétés du président du Penarol de Montevideo, l'un des deux clubs mythiques du pays – nous y reviendrons. Et celui-ci a décidé de sévir, juste avant la saison touristique, peut-être parce que c'est le grand rival, le Nacional, qui a gagné le championnat cette année. En tout cas, il est énervé, et il le montre : après avoir viré quelques commerçants qui s'étaient installés là depuis quelques années, il a décidé de fermer ce qui servait de place du village. Du jour au lendemain, un grillage a vu le jour à l'emplacement du seul parking du village. Pour y faire... rien, apparemment. Juste pour dire que c'est à lui. De quoi donner du grain à moudre aux supporters du Nacional.


Dans ce concert de marteaux et de perceuses, nous ferons une rencontre avec le-hasard-qui-n'existe-pas. En attendant de trouver une solution pour Internet dans la maison de Nilda, nous nous installons dans un tout nouveau petit restaurant pour commander une bière et une connexion Wi-Fi. Alvaro et Patrizia, un couple uruguayo-sarde, sont toute à leur affaire de créer leur taverne gastronomique. A peine nous sommes-nous présentés, leur avoir dit que nous venons de France, que Patrizia déroule : « ah, notre rêve avant d'ouvrir, c'était de faire une crêperie ici. Vous connaissez ? Mais une crêperie comme en Bretagne. On a passé tout l'hiver à regarder des vidéos Youtube pour apprendre à faire les crêpes, mais malheureusement, on n'a pas de matos ». Merci bonne étoile, ça faisait un bout que tu ne nous avais pas fait signe. S'en suivra dans les jours qui suivent une dégustation, puis une proposition commerciale, basée sur l'observation qu'ils n'avaient pas de dessert sur leur carte. Nous devrions donc approvisionner La Taberna en crêpes fraîches, qu'ils transformeront en desserts pendant le service, avec nos conseils de recettes : la dulce de leche avec glace de vanille, ça devrait tout péter ; une sucre mascavo-citron pareil, sans oublier une aux fruits de saison. Une aubaine pour tout le monde, et même s'il reste quelques détails à régler - car Alvaro reste uruguayen et a donc ouvert samedi dernier sans une carte des tarifs - on sent le couple particulièrement alléché par l'odeur des crêpes de Céline. Ils sont même à la recherche, avec nous, de farine de blé noir pour proposer un autre plat salé, et nous avons imaginé un système qui nous permet d'avoir une couverture sociale et administrative via leur entreprise, mais sans salaire, une petite magouille histoire de nous couvrir. Bienvenue dans l'Uruguay des Uruguayens.


Maïa, elle, continue son petit bonhomme de chemin d'écolière en blouse. Invitée, comme tous ses camarades de classe, à l'anniversaire de Gabriel, nous nous rendrons compte, le samedi venu, de la ségrégation officieuse filles-garçons qui s'opère ici : Maïa sera quasiment la seule fille de sa classe, avec des copains particulièrement turbulents. Finalement, Céline restera avec elle toute l'après-midi, et sera impressionnée par le déploiement de moyens qu'opérera la famille pour les 5 ans de leur progéniture, dans la salle d'un hôtel loué pour l'occasion, une profusion de nourriture et de boissons – exclusivement gazeuse, impossible de trouver l'eau que Maïa demandait -, des photos comme à un mariage, mais une ambiance, au final, plutôt austère. Maïa n'en a eu cure, et nous nous rendons compte de son envie, son besoin même, sans doute, de rencontrer et d'être avec des enfants de son âge, même si ceux-ci montrent parfois une violence qui nous fait peur, comme lorsqu'ils ont littéralement séquestrés l'autre fille présente à l'anniversaire, pour le plaisir de la taper. Entre la crainte qu'elle devienne elle aussi souffre-douleur et le bonheur de la voir s'amuser avec d'autres enfants, nos sentiments sont parfois partagés. Mais quand nous voyons que son premier bourreau, une certaine Sassil pour qui j'avais du faire usage de mes gros yeux, est devenue en peu de temps sa meilleure copine, on se dit que les revirements d'alliance sont aussi fréquents ici qu'au Parti Socialiste. A ceci près qu'il doit y avoir bien plus de maturité dans la cour d'école que rue de Solferino.


Nous nous rendons compte également que le taux d'absentéisme des professeurs en Uruguay n'est pas qu'une froide statistique. Plusieurs fois, on apprend que Maria, l'institutrice de la classe, « n'est pas là », et c'est une autre qui se charge de deux classes en même temps. La dernière fois, Maria est carrément venu nous voir : « je ne serai pas là jeudi, donc si Maïa peut rester à la maison, c'est mieux, ça évitera de surcharger l'autre classe ». En même temps, avec un salaire de 700 dollars, Maria ne finit pas le mois avec son statut de professeur des écoles : « l'été, j'ai une boutique d'artisanat sur le port, je vends des bijoux. Avec ça, et le fait de faire ses courses à Chui, au Brésil (où c'est bien moins cher), on s'en sort ». Elle nous dit ça sans se plaindre, Maria, sans doute parce qu'elle est consciente que son sort s'est considérablement amélioré ces dernières années, avec une politique sociale qui a profité au corps des enseignants. Il n'empêche, c'est pas encore Byzance pour eux, obligés de cumuler des jobs pour s'en sortir. Il ne faut rêver : leur implication est à la mesure du traitement social qu'ils reçoivent.


Du côté des élèves, le taux d'absentéisme est sans doute à la hauteur de celui de leurs professeurs. Sans raison apparente, nous nous apercevrons que Sharon, Sassil ou une autre copine n'est pas là, ce jour-là . nous en verrons d'autres se balader dans le village à l'heure de la classe. Parfois aussi pour travailler. Maximiliano ne loupe pas trop l'école, mais est sur le pont tous les week-end, posé sur la place du village à vendre du bois coupé par son père, pour fournir de quoi alimenter les asados des touristes de passage. Souvent, Maximiliano, du haut de ses huit ans, cumule deux jobs, faisant la « circulation », en aidant les automobilistes à sortir du parking contre une petite pièce. Toujours avec un sourire qui nous confirme que, malgré tout, il garde un peu de son innocence enfantine. Il garde aussi mon vélo le temps de la vente des crêpes, et même si je n'en ai pas forcément besoin, j'ai tellement de plaisir à voir ses yeux s'illuminer quand je lui offre l'une d'elles que le jeu, pas très rentable certes, en vaut la chandelle. Ensemble, on parle comme de vieux vendeurs ambulants que nous ne sommes pas, ni l'un ni l'autre, genre : « t'as fais du chiff' aujourd'hui ? ». Et à guetter ensemble les jours meilleurs parce que oui, c'est sûr, l'été va être bon pour les affaires, l'optimisme uruguayen aidant. Samedi dernier, « Maxi » a bien tafé : « mon père est venu me chercher à une heure du matin ». Il est onze heures, dimanche, et il est déjà là, fidèle au poste. Il sera là tout l'été, d'ailleurs, en plein cagnard. Les parties de foot avec les copains attendront.


Absentéisme toujours, mais d'une autre classe sociale, c'est la fille de Nilda qui emmène toute sa famille, sa nièce comprise, en vacances chez la grand-mère. En pleine période scolaire, ça ne les gêne visiblement pas beaucoup. Pendant une semaine, Maïa vivra donc une vie de quartier en compagnie de Luana et Abril, la cousine. Cette dernière nous exposera sa vie à notre première rencontre, direct, sans introduction : « je vis à Chuy, ma mère et mon père sont séparés, ma mère vit aujourd'hui avec un autre homme qui s'appelle Bernardo et mon père, il est toujours seul, il avait une copine, mais ça ne l'a pas fait... ». Un quart d'heure comme ça, du haut de ses huit ans, elle aussi. Mais Abril sait aussi poser des questions. De celles qui sont essentielles. Ainsi, au bout de trois jours, elle arrive vers nous deux, l'air préoccupé : « il y a une chose que je ne sais pas sur Maïa ». Grosse révélation en vue. « Elle est pour quelle équipe : Le Penarol ou Nacional ? ». Attention, ici, c'est une vraie question de religion, l'équivalent du « tu es juif, musulman ou chrétien ? » dans beaucoup de parties du monde, avec souvent une tolérance affichée quand on se présente comme étant fidèle de « l'autre », même si on sent bien qu'on préférerait avoir affaire à un co-religionaire. Pour la première fois peut-être, je vais décider arbitrairement pour ma fille, et botter courageusement en touche par la même occasion : « Guingamp. Elle est pour Guingamp. C'est un grand club français » je réponds, avec la dose de mauvaise foi indispensable quand on parle football.

Le lendemain, rebelote, Abril vient vers nous l'air perplexe : « Il y a quelque chose que je ne comprends pas ». On retient notre souffle. « Pourquoi Maïa, elle est Espagnole et vous, vous êtes... d'un autre pays ? ». Les enfants sont impitoyables. A nous de lui expliquer que Maïa est bien Française, comme nous, mais que, peut-être, elle parle mieux que nous l'Espagnol, avec son délicieux accent local. Abril repartira encore plus perplexe, troublée par ces parents soutenant non seulement que Guingamp est un grand club, mais laissant, en plus, leur fille parler mieux qu'eux. Pas gagné, cette famille, doit-elle se dire.


Heureusement qu'elle n'a pas su qu'en plus, nous avons vécu quelques jours illégalement sur le territoire uruguayen. C'est que le dernier douanier rencontré au mois d'octobre n'avait pas été particulièrement accueillant, comptant un à un les 90 jours pile poil que nous octroyait le visa, et nous faisant remarquer que ces allers-retours incessants en Uruguay n'étaient pas à son goût : « faudra penser à se régulariser » conclura-t-il, comprenez « faites une demande de résidence en Uruguay ». Il faut dire qu'il avait vu notre trombine deux fois dans la même journée, et que lui n'est pas du genre à se pâmer devant les beaux yeux de Maïa. Donc nous optons pour une autre stratégie, que nous permet cette frontière de Chuy si poreuse : nous faire tamponner notre passeport pour le Brésil – 4 kilomètres à pied entre les deux postes de douane, quand même - et revenir en Uruguay... illégalement, donc, en priant pour qu'il ne se passe rien durant ces trois jours de nécessaire discrétion, aucun accident, contrôle de police ou vol à main armée, toutes choses encore inconnues pour nous, pas possible que ça nous arrive maintenant, faudrait pas pousser mémé dans les orties. Nous passerons donc deux fois dans cette drôle de ville qu'est Chuy, avec cette rue commerçante qui sépare les deux pays comme si elle séparait deux mondes : en traversant cette fameuse rue, on peut perdre une heure, en même temps que la légendaire tranquillité uruguayenne, remplacée par le chahut, la fête permanente, et la musique entraînante du Brésil. Ce seront aussi nos premières courses de Noël en tee-shirt sous 30°, avec la même décoration glaciale qu'en Europe, comme si la neige pouvait s'inviter sous ces latitudes. Nous verrons même des déguisements du Papa Noël, à croire que certains masochistes étouffent dans leur moumoute pour le plaisir de faire croire à leurs enfants. Le pire, c'est que la plupart des Uruguayens, qui n'ont jamais connu la neige, en rêveraient. Ici, on croit au Père, Noël, en vrai. Nous, on ne préfère pas : les intempéries, on en a eu assez comme ça. Qu'il est bon, le soleil de l'été austral...




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