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La famille accueille

Le douanier brésilien tamponne nos passeports. « Une voiture à déclarer ? » « Non, nous voyageons en stop ». Nous voilà officiellement au Brésil mais officieusement, en fait dans la réalité, nous retournons sur nos pas, 4 kilomètres en direction de l'autre frontière uruguayenne. Vis ma vie d'illégaux, mais seulement trois jours, histoire que nos passeports parsemés de tampons uruguayens n'attirent pas trop l'attention. En revenant vers cette drôle de ville-frontière qu'est Chuy, terriblement usante, terriblement bruyante, c'est un bout de nature inespérée qui nous saute aux yeux : nous tombons nez à nez avec un vélo... en bambou. Et pas de ceux prévus pour la balade du dimanche : on repère maintenant à vue d'oeil les voyageurs en bicyclette en ce qu'ils sont beaucoup, beaucoup mieux équipés que nous. Nous taillons le bout de gras avec les propriétaires du drôle d'engin, Djeyson et Veronica, Brésiliens s'apprêtant à passer leur première frontière après 7 mois et 3000 kilomètres à travers leur pays. C'est que le Brésil, c'est grand. On ne sait pas pourquoi, mais on le sent bien, ce couple. Alors que nous devons rentrer, préparer les crêpes pour le lendemain, et le lendemain, les vendre, on ne se pose pourtant pas 10.000 questions avant de leur proposer le gîte chez nous pour le soir. C'est sans doute ce qu'on appelle l'empathie.

Finalement, c'est le lendemain soir que nous les verrons débarquer sans crier gare, car eux n'ayant pas de téléphone ici en Uruguay et nous n'ayant pas ce nouveau moyen de communication mondial, encore un, comme s'il n'y en avait pas assez, qui s'appelle WatsApp, on se l'ait joué à l'ancienne : à l'entrée de Punta del Diablo, à droite à la Barraca, petite maison blanche, qui a du être rose dans une autre vie. C'est valable pour vous aussi, cher lecteur.


Djeyson et Veronica se connaissent depuis 10 mois à peine. Après trois mois de vie commune, ils décident de partir en vélo. Direction ? Le Mexique. Oui, le Mexique. Et après ? « On va essayer de faire du bateau-stop pour aller à Cuba, et puis si ça marche, on refera du bateau-stop jusqu'en Europe. » En attendant, ils ont deux continents à traverser, en faisant le petit détour qui va bien au bout du bout de la Patagonie. Tout ça à vélo, dont un en bambou, donc. Et détrompez-vous, c'est un vélo non seulement écologique, mais aussi ultra-solide. Djeyson et Veronica ont fait un stage de fabrication dans une structure spécialisée sur le vélo-bambou – oui, ça existe - à Porto Alegre avant de partir. On peut le dire, ce couple ne perd pas de temps. Et pourtant, nous vivrons trois jours de vie commune simples, tranquilles, apaisants en compagnie de ces deux belles personnes avec qui on a bien l'impression d'avoir pas mal de points communs. Cette idée de voyage, c'est Djeyson qui l'avait depuis longtemps. Mécanicien dans l'aviation, il en avait assez de la pression constante qui reposait sur ses épaules. On veut bien le croire : il y a des métiers où oublier un boulon a des conséquences tout le temps dramatiques. Et puis, surtout : « je voyais des avions décoller tous les jours mais je ne voyageais jamais ». Avec Veronica, il fait le grand saut, mais bien sur la terre ferme. Ce sera trois jours d'échange aussi : je profite d'avoir sous la main quelqu'un pour qui la mécanique vélo est plus simple qu'un brossage de dents pour construire une bicyclette sur la base de deux épaves de Nilda qui nous les a gentiment mis à disposition en vue de l'arrivée imminente du grand-père de Maïa. Et là, pas grave si un boulon manque. A côté, Céline apprend les rudiments du tissage de mandala avec Veronica, pour qui cet artisanat sera un des gagne-pain durant le voyage. Et parce que la cuisine est un des plus beaux terrains de partage, Céline les initiera aux crêpes, une activité pour laquelle Veronica, qui a aussi été cuisinière, réussira presque au premier coup de poignet – en fait, de coude corrigera Céline. Des échanges simples, basées sur une satisfaction mutuelle, la nôtre d'aider à notre tour des voyageurs, la leur de profiter d'un accueil simple, mais sans lequel leur voyage serait compromis : ayant prévu un budget de 10$ par jour pour deux, ici en Uruguay, il tolère très peu d'écarts, et jamais d'hébergement payant. Une vie de vagabondage qui devrait durer trois ans, voire plus. On s'est quitté en se promettant de se revoir, sans que ni l'un ni l'autre des deux couples n'aient une idée dans quel pays il sera, et même sur quel continent. Inch'Allah. Et en attendant, bon vent, les copains.


Comme balade du dimanche, on a vu mieux. Mais comme il fallait bien le faire, nous retournons à Chuy, avalons une nouvelle fois les 4 kilomètres entre les deux postes frontières pour mettre fin à notre illégalité passagère. On avait même prévu le coup, trouvé l'adresse d'un hôtel où on aurait passé les trois jours à Porto Alegre, mais sans quand même aller jusqu'à mettre des culottes sales dans notre sac. On n'en a pas eu besoin, le passage, cette fois, a été une vraie formalité administrative. On aurait quand même préféré passer le dimanche chez Lionel, notre ami chaman qui est maintenant un de nos voisins, habitant à La Esmeralda, à même pas 20 kilomètres de Punta del Diablo. Son téléphone n'avait alors pas répondu, mais le hasard, si : à peine posions-nous un pied en dehors du bus nous déposant chez nous qu'une voiture nous klaxonne. Au volant : Lionel, tout sourire. Moment de doute : est-ce une hallucination ? Lionel, notre chaman héraut de la simplicité volontaire au volant de cette bagnole rutilante ? Aurait-il succombé aux sirènes de l'argent facile ? Soigné le président du Penarol qui l'aurait grassement payé ? Non, rien de tout ça : sortant de sa voiture de location, il nous présente sa mère et son beau-père, venus lui rendre visite. On tente de lui expliquer que c'est fou, qu'on a essayé de l'appeler pour se voir aujourd'hui, et tout et tout, mais Lionel reste Lionel : « c'était écrit » nous répondra-t-il simplement. La maison sera bien remplie ce soir-là, avec nos amis Brésiliens et ce contingent de Léonards heureux. Nous prenons des nouvelles de notre ami Lionel, qui, après avoir pensé passer l'hiver en Uruguay, s'est ravisé, aux vues des intempéries. « Tout était trempé. Mon poêle rocket était inondé ». Autrement dit, son seul chauffage et son seul moyen de chauffer des aliments. Ajoutez à cela qu'il dort en tente et qu'il n'y a pas d'électricité, et vous conclurez que notre hiver à Marindia, à côté, c'était une joyeuse escapade du Club Med. A son retour, une famille aura poussé sur son terrain : « des amis de La Esmeralda m'ont demandé si des amis, une famille avec un enfant, pouvait venir passer l'hiver sur mon terrain. Comme toujours, j'ai dit oui. Et puis deux mois après, la famille m'envoie un mail : « est-ce qu'on peut s'installer sur ton terrain ? ». J'ai toujours dit que mon terrain était ouvert à ceux qui avaient envie de venir, et éventuellement de rester. Alors j'ai dit oui. » « Mais... Tu ne les avais jamais rencontré avant ? » « Ben non ». Que la vie peut être simple, avec Lionel. Sa mère semble admirative du parcours de son garçon, même si elle a conscience que le chemin qu'il a emprunté ne plaît pas à tout le monde : « quand il dit qu'il a pris sa retraite à trente ans, ça en énerve plus d'un. Mais après, quand les mêmes parlent de leurs problèmes au boulot, ils concluent que, finalement, c'est peut-être lui qui a raison ».

Vous l'aurez peut-être deviné : le lendemain, Djeyson et Veronica nous quittaient pour rejoindre Lionel, 20 kilomètres plus loin. A ce rythme, ils ne sont pas prêts de voir Mexico. Mais eux aussi le savent : c'est bien le chemin qui compte, ni la destination, ni le nombre de kilomètres.


Et puis, le lendemain de leur départ, nous aurons une nouvelle visite. Celle d'un chien affamé cette fois, la patte folle, un trou béant nous laissant supposer qu'il a du recevoir un bon coup de plomb. C'est certain, avec ses traces de peinture blanche sur le crâne, son corps famélique et ses yeux personnifiant la souffrance, ce n'est pas le plus beau chien du pays. Mais c'est sans doute le moins bruyant, nous implorant juste de quoi survivre, se jetant sur une poignée de riz ou tout ce qui ressemblerait à de la nourriture. Cela faisait quelques temps que Maïa nous demandait si, un jour, elle pourrait avoir un chien. Et là, elle nous fait une demande qu'on ne peut pas trop refuser : « est-ce qu'on peut l'adopter ? ». Elle le baptisera Cachorro, comme le nom du chien de Sassil, et de bien d'autres chiens d'ici. Cachorro, ça veut dire chiot, preuve que les Uruguayens savent être inventifs, parfois. Dans notre cas, Cachorro n'a rien d'un chiot, mais il s'appellera Chiot quand même. Sa maîtresse a parlé. Et on la sent heureuse, sa maîtresse, d'aller se balader avec son chien, même si celui-ci a de plus en plus de mal à se déplacer. Après avoir mangé pendant trois jours, il semble accuser le coup, et on ne sait pas trop comment soigner sa patte folle, qui est un supplice rien que pour le regard. A vrai dire, Cachorro nous fait plutôt souffrir ; on se demande combien de temps il va survivre comme ça, maintenant qu'il ne s'alimente plus. Pourtant, même agonisant, il reste d'une douceur qu'on ne soupçonnerait pas dans ce pays de « chiens méchants ». Toujours à chercher de la compagnie, en silence, sans doute parce que ça lui fait du bien. C'est qu'on s'attache à ces bêtes, dès lors qu'ils ne veulent pas croquer nos mollets.


Si le jeudi, c'est ravioli, le domingo, c'est asado. Barbec' géant, quoi. Une institution ici. Dimanche dernier, Alvaro, le gérant du restaurant avec lequel nous travaillons nous invite à celui organisé pour l'anniversaire de Patrizia, sa compagne sarde. Asado multiculturel donc, organisé chez Emilio, un ami d'Alvaro, qu'il a rencontré il y a deux mois. Et qui l'invite donc à organiser un anniversaire chez lui. Emilio et sa famille habitent dans une magnifique petite maison accroché à un bout de rocher, à 10 mètres de la mer. Un décor paradisiaque, qui a sa contrepartie : « il y a dix ans, ici, il y avait plein de petites maisons de pêcheurs, comme la nôtre. On pouvait à peine circuler » nous explique-t-il en nous montrant les alentours, où deux ou trois maisons ont survécu. Comme partout à Punta del Diablo, ce quartier de pêcheurs s'est créé sans autorisation, sur des terrains privés mais qui n'avaient jamais été utilisés. Et un beau jour, les tractopelles sont arrivés. « Vous auriez vu la panique, nous raconte Emilio, visiblement toujours désolé par la tragédie. Les gens courraient partout, affolés ». Et puis, Emilo s'énerve : « et qui est-ce qui a ordonné ça ? Mujica, bien entendu ! Tous des pourris, j'vous dis ! Tous les mêmes ! » Il s'emporte même carrément : « c'est aussi Mujica qui a permis la venue de Monsanto dans le pays, hein. Alors, il peut faire des discours, gnan gnan gnan, la planète, gnan gnan gnan, mais dans les faits, voilà ce que ça donne ! » Emilio aura eu le bénéfice de l'ancienneté : sa maison ayant été construite il y a trente ans, les tractopelles n'ont pas osé la démolir. Mais vit, depuis, avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. « Y en a un qui comprend mieux le problème que les autres, et qui pourrait faire quelque chose, c'est Lacalle Pou ». Lacalle Pou, l'héritier, le fils à papa, qui veut faire comme papa, président de la République. Ennemi juré de Mujica et pas forcément ami du peuple. « Et pourquoi alors ? » demande-t-on, un brin étonnés. « Parce qu'il est surfer ». On pourra reprocher un peu de légèreté dans l'analyse politique d'Emilio, mais au final, ça vaut sans doute du Jean-Michel Apathie.


Emilio aussi a sa patte folle et ne se déplace qu'avec sa béquille, même si ça ne lui fait pas perdre pour autant son inépuisable énergie. Lorsqu'il tente quelques pas de danse, il me lance, nostalgique : « t'imagines ce que c'était quand j'avais mes deux jambes ? » Alors, on lui demande ce qui lui est arrivé. Là, il devient plus laconique : « c'est un requin. Pablo, raconte-lui ! ». Pablo, le pote, se contente de sourire. En partant, on lui redemande, quand même : « et pour ta jambe, le requin, qu'est-ce qu'il s'est passé, en vrai? ». Emilio nous lance un sourire malicieux : « la réalité est toujours plus moche que la fiction. Repartez avec votre histoire de requins, si vous savez la vérité, vous serez vachement déçus ». On éclate de rire. Ici, même un handicap à vie peut être pris à la légère. Alors imaginez des titres de propriété.


Maïa, quant à elle, étrenne les premières grandes vacances de sa vie. Dans l'hémisphère sud et en plein mois de décembre, donc. Le dernier jour de classe est réservé à l' « acto », une cérémonie de fin d'année, avec levers de drapeaux, hymne national, hommage au Général Artigas, père de la Nation – le genre de type pour lequel un pays peut être fier, en vrai, soit dit en passant. Les plus grands ont même le devoir de faire un discours et remettent aux plus jeunes rentrant en primaire la cravate de leur blouse, comme un passage de témoin. On peut gloser sur le port de la blouse, l'hymne national chanté par les élèves, le côté vieillot de tout ça, mais on doit le dire : cette cérémonie nous a vraiment ému, aussi parce qu'on a senti un besoin de faire communauté, tous ensemble, sans discrimination, avec la bienveillance des plus grands pour les plus petits. Tous ces aspects centraux de l'éducation, qui ne se voient jamais dans le classement Pisa de la performance éducative d'un pays. Et qui fait de l'école un lieu d'apprentissage de la vie.

Dans son discours, la directrice déplorera le fait que l'année prochaine, l'école sera moins grande. Et en effet, le président du Penarol a de nouveau frappé : le terrain de foot est désormais entouré de fils de fer, et destiné à la destruction. Ce bout de terrain aussi lui appartenait, et il n'est visiblement pas prêt en faire don à l'école, même pour que des générations de gamins continuent à poursuivre une passion qui lui rapporte, à lui, des millions.

Maïa, elle, s'est vu remettre son cahier de l'année, le deuxième en fait, après celui de l'école de Marindia. Et elle est en vacances « solaires » comme elle le dit si bien, et à raison.

En sortant de l'école, peut-être pour la dernière fois, nous tombons sur Emilio, qui nous salue chaleureusement. Il regarde les barbelés autour du terrain de foot : « vous avez vu ça ? C'est une honte ». On est bien d'accord. Après un silence, il conclut : « putain de propriété privé ». Lacalle Pou peut aller se rhabiller : l'analyse politique d'Emilio prend incontestablement de l'épaisseur.


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