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Les métèques en claquettes

Il n'aura finalement pas vu 2017, le pauvre. Cachorro, le chien estropié que nous avions recueilli grâce au puissant lobby Maïaiste, s'est éteint, devant chez nous, un (sale) matin, la gueule exprimant la douleur du dernier souffle. Après une semaine à tenter de désinfecter sa plaie béante et à le nourrir. Au début, ce squelette sur patte se jetait sur les abats de viande achetés à la boucherie. Et puis, au bout de 4 jours, plus rien : Cachorro n'avait plus envie de vivre, sans doute rassuré de savoir qu'il avait trouvé un endroit pour mourir en paix, avec un peu d'amour en prime. A 7 h du matin, le jour où nous partions pour Montevideo aller chercher le grand-père de Maïa venu passer des vacances d'hiver austral par ici, il nous fallut donc creuser, avec pas mal de la rage que nous apporte parfois la tristesse. Puis, il fallut nous creuser la tête pour l'annoncer à sa petite maîtresse, qui s'était elle aussi attachée à sa petite bête. Ce fut plus facile que prévu, peut-être parce que Maïa a adopté le mélange de fatalisme et d'optimisme qui caractérise l'esprit des gens d'ici. Cachorro restera pour nous comme le seul chien uruguayen capable de ne pas aboyer au moindre bruit. Pour cela, il méritait bien un hommage, au moins en souvenir de nos nuits hivernales à Marindia entrecoupés par ces concerts de clébards hurlants, et nous lui ferons une sépulture digne de ce nom, en lui laissant comme offrande le mandala que Céline avait fabriqué avec nos amis brésiliens de passage chez nous juste avant de le recueillir.


Nous n'aurons pas trop le temps pour le deuil : une heure après avoir refermé sa tombe de sable, nous sautions dans le bus pour la capitale. Cette virée express pour aller chercher Papé Jean-Yves, ce papy qui a moins de cheveux blancs que le papa, sera aussi l'occasion de belles retrouvailles entre Maïa et sa copine Lia rencontrée au jardin de Marindia. Entre elles, on a bien l'impression que c'est plus qu'une copinade. Myriam, la mère de Lia, nous a témoigné que sa fille, tout comme Maïa, demandait régulièrement de revoir sa copine. Alors, quand il s'est agi de trouver un moyen pour qu'elles se revoient, on a tous mis les bouchées doubles. Et ce fut finalement dans un parc public de Montevideo, après le travail de Myriam, et entre deux bus pour elles, que les deux amies se retrouvèrent pour deux heures de jeu et d'amusement, comme si elles s'étaient quittées hier. A l'heure des au revoir, comme souvent dans un voyage, on se demande s'il faut dire adieu, mais on ne se permet pas de le dire à Maïa. Myriam l'assure : « On a de la famille en France. Si vous restez là-bas, on viendra vous voir... Quand on aura gagné assez d'argent avec notre pharmacie ». Myriam et son mari travaillent d'arrache-pied, elle le matin, lui l'après-midi, chacun ayant son moment libre dans la journée, pour Lia. Mais jamais ensemble, sauf le dimanche. Sans souhaiter un avenir radieux pour l'industrie pharmaceutique, on l'espère prospère pour cette belle petite famille, si différente de nous sur bien des points mais tellement proche sur bien des valeurs.


Le lendemain, l'attente fut longue à l'aéroport. Progressivement, nous voyons la foule des familles venues accueillir les enfants expatriés de retour pour Noël s'évaporer. Il ne reste plus que nous trois. Nous deux, en fait : au bout d'une heure et demi d'attente, Maïa s'est endormie dans la carriole. Elle avait hâte de voir son Papé, mais elle n'a pas tenu. Et puis, il arriva, pas de très bonne humeur et pour cause : « je me suis fait fouiller ». Une sale habitude pour Jean-Yves qui cette fois-ci, en plus, faisait l'intermédiaire pour le Père Noël. Et ce n'est pas une raison pour ne pas passer à la douane.

Ensemble, nous rentrons directement à Punta del Diablo, où le grand-père fera connaissance dès le premier soir avec la joyeuse famille de Vénézuéliens, qui doivent ouvrir un petit restaurant pour la saison mais sont toujours plus prompts à faire la fête. Evidemment, on ne les retrouvera pas sur leur chantier mais au bar, avec leur logeuse. Cristina est uruguayenne et vit ici depuis dix ans, pour sa retraite. Parce que l'endroit est paradisiaque. « Et parce que il y a un esprit ici qu'on ne retrouve nulle part ailleurs ». On approuve. Ayant travaillé en France, Cristina est contente de parler français, et s'essaie avec succès, plutôt : « quand j'étais en France, j'ai failli me marier avec un Français. Il était millionnaire mais en fait, c'était un gros raciste. Il détestait les Arabes. Y en a pas mal par chez vous, des comme ça, non ? » Oui, on peut dire ça. « Mais pourquoi tu ne t'es pas mariée et divorcé tout de suite après, comme ça, t'aurais été millionnaire aussi ? » Cristina nous regarde, amusée, faisant l'air outrée mais comprenant bien la blague. C'est que l'argent pour elle, ce n'est pas le nerf de la guerre. Quand ces 8 Vénézuéliens, dont une petite de 5 ans, ont débarqué ici, dans leur Jeep défoncée, elle ne s'est pas posée mille questions : « j'ai une grande maison. Alors, je les ai accueilli. Qu'est-ce que j'en ferais de toute cette place pour moi toute seule, franchement ? » Derrière, Maria, la mère, sourit, consciente de ce que le sort lui a, cette fois, réservé de beau. La vie au Venezuela était devenue insupportable pour elle : « J'étais professeur d'université. A la fin, je gagnais l'équivalent de 15 dollars. » On se regarde. « 15 dollars par.... ? » « Oui, 15 dollars par mois, c'est ça. » A défaut d'avoir pris le temps d'inventer un autre modèle, la fête au Venezuela s'est terminée avec la chute du cours du baril de pétrole, cette merde noire qui fait et défait les sociétés. S'ils sont, bien sûr, férocement antichavistes, Maria et Olaf, son néerlandais de mari, qui après 5 ans de vie en Amérique Latine avec une femme et des enfants d'ici, parle espagnol comme une vache néo-zélandaise, avouent à demi-mot les bienfaits des programmes sociaux utilisés à la grande époque du baril à 100 dollars. Mais aujourd'hui, tout semble s'écrouler et l'insécurité, qui restait comme le gros point noir du bilan de Chavez, s'est intensifiée. On les sent comme soulagés ici, Olaf et Maria, tellement heureux de faire la fête dans un lieu si calme et sans danger qu'ils semblent ne jamais s'arrêter...


Et pour ceux qui ont encore quelques craintes sur la potentielle insécurité de Punta del Diablo, le président du Penarol a tout prévu. Il était naïf de penser qu'un tel homme d'affaires récupère la place du village et la moitié du terrain de foot de l'école pour rien. A la place s'est construit en peu de temps le premier parking privé du village, à 2€ de l'heure et avec des promos pour les plagistes et les clients du supermarché d'en face. Un parking qui reste heureusement vide, tout le monde préférant garer leurs engins à merde noire partout, obstruant le trafic sur ces routes chaotiques, sauf sur son terrain privé. Ailleurs, ce sont les cobradors, des gens souvent dans des situations très précaires, qui « gardent » les voitures sur les voies publiques, aident les conducteurs à se garer, à repartir. Objectivement, ils ne servent pas à grand-chose mais cette pratique sociale, que l'on voit partout en Uruguay et en Argentine, permettent à des gens sans le sou de gagner de quoi survivre, une piécette par ci par là, à vot' bon cœur messieurs dames les conducteurs. Même de ça, de cette solidarité implicité, le président du Penarol n'en a cure, espérant sans doute pouvoir un jour recruter Antoine Griezmann avec son parking à touristes. Entre le pain et les jeux, lui a vite fait son choix.


Quant à nous, et bien ça crêpe. Ça crêpe beaucoup même. Nous voilà donc chaque après-midi, pendant que Papé et Maïa s'amusent dans l'eau, à parcourir les plages pour proposer nos crêpes pour le goûter. Nous avons opté pour la plage la plus sauvage de Punta del Diablo, à l'écart du centre et des spots ultra-touristiques, qui ressemblent de plus en plus à des petits Ibiza. Là, des bars en bois se sont montés directement sur la plage, crachant leur musique à fond, faisant de la plage une boîte de nuit à ciel ouvert et en plein jour, où les djeun's (et moins djeun's) viennent danser une caïpirinha à la main. A deux pas des pêcheurs et de leurs bateaux, le contraste est saisissant. Jamais nous n'aurions pensé que ce paisible port de pêche pourrait se transformer à ce point-là. Une privatisation de la plage qui va loin, puisqu'une des gérantes de ces bars m'a un jour fermement demandé de déguerpir. Ici, c'est sa clientèle. N'étant pas plus en règle que ça, on ne s'est pas aventuré non plus à jouer les délégués syndicaux des vendeurs à la sauvette.


Felipe, lui, fabrique et vend des bijoux. Brésilien, il a commencé à travailler dans ce domaine il y a huit ans, lorsqu'il a fini ses études de journalisme. « Je ne savais pas trop quoi faire, et un gars m'a proposé de me former, comme ça se fait souvent dans le milieu. Depuis, je voyage en gagnant ma vie de cette façon ». Surtout, il n'arrive pas à croire qu'un couple d'Européens, qui plus est avec un enfant, font le même travail que lui : « en Europe, plus qu'ici, il y a cette obligation sociale d'avoir un poste reconnu dans la société, non ? Vendeur sur la plage, c'est pas très valorisé. Ben dis donc, c'est bien ce que vous faites ! Si vous voulez des conseils, n'hésitez pas, il faut s'entraider.». Voilà que Felipe nous amène à cette prise de conscience : effectivement, jamais nous n'avions pensé avant de partir : « tiens, ben on gagnera notre vie en faisant des crêpes et en les vendant sur la plage. » Et c'est vrai, surtout, que ces choses ne se disent pas, en Europe surtout. Déjà qu'on était pris pour de doux utopistes, là, ça aurait été le ponpon, ou la camisole, c'est selon. Mais c'est sans doute ça, la magie que procure le voyage : les choses sont venues naturellement, comme une évidence, loin, très loin, ça c'est sûr, du qu'en dira-t-on. Nous sommes devenus des prolétaires de la plage, des métèques en claquettes. Et le pire, c'est qu'on en est fiers. Mais en fait, il y a de quoi : en devenant crêpier-métèque, on a tout pour plaire à Gilbert Collard.


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