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Noctilucas d'espoir

« Noooo, gracias! » Cette réponse, on a du l'entendre un bon millier de fois, depuis que nous nous sommes improvisés vendeurs de crêpes sur la plage. Même si le plus souvent, c'est fait avec le sourire, il n'empêche : il faut un certain courage et pas mal de persévérance pour gagner sa vie avec à peu près 10 refus pour une vente. L'arrivée du Papé de Maïa nous a quand même bien facilité les choses, permettant d'arpenter les plages à deux, ce qui est quand même bien plus rigolo qu'en solitaire. Pendant ce temps, Maïa s'éclatait à jouer dans l'eau, à faire des châteaux de sable, ou à s'initier – avec un certain succès – à la pétanque, aux côtés d'un maître en la matière.


Pourtant, nous avions trouvé, pendant un temps, la poule aux œufs d'or : sur les conseils de Tabaré et d'un autre vendeur de rue, nous avions opté dès le départ pour la plage la plus sauvage de Punta del Diablo, assez excentré pour qu'aucune paillote ne s'y soit installé et décourager la plupart des vendeurs ambulants. Pour nous, c'était le pied : un décor de rêve pour travailler, loin de l'ambiance des plages du « centre », où la musique mi-électro mi-chépakoi que crachent la sono des paillotes donnent à ce petit port tranquille un air d'Ibiza de mauvais goût. Autour de la sono, des jeunes et des moins jeunes, parfois avec leurs gamins dans les bras, dansent, un verre de caïpirinha dans l'autre main, visiblement bien entamés en plein après-midi. On nous avait prévenu, mais on n'imaginait pas que notre petite bourgade tranquille puisse se transformer aussi grossièrement en spot de tourisme de défonce. Et encore : cette année, les plus jeunes ont opté pour un autre endroit, vers La Paloma, délaissant Punta del Diablo qui avaient leurs préférences depuis quelques temps, au grand soulagement des familles mais aussi des commerçants, même ceux qui tiennent un bar, comme Tabaré : « Tant mieux. On est plus tranquilles, et de toute façon, ils ne consomment pas. Ils se bourrent la gueule avec leur bouteille sur la plage ». C'est vrai qu'à première vue, Tabaré a de quoi satisfaire les besoins en bourrage de gueule, même sans la jeune génération.


Nous avions donc trouvé notre zone de chalandise, comme ils disent, mais qu'on appellerait plutôt notre petit paradis naturel. Fin décembre et début janvier, nous n'avions vraiment pas de difficulté à les vendre, nos crêpes, aidés aussi par l'esprit joyeux qui anime les familles pour ces fêtes de fin d'année. Avec parfois, un soutien sans faille des enfants qui, ayant goûté nos crêpes la veille, supplient leurs parents pour qu'ils en rachètent. Devant un père qui cède, nous témoignons de notre satisfaction : « ça fait plaisir de voir qu'elles plaisent autant ». Lui ne semble pas du même avis, et aurait sans doute préféré qu'on passe notre chemin. Il y a aussi cette philosophie latino-américaine de l'entraide, qui nous est devenu bien étrangère en Europe, l'idée que, lorsqu'on a de l'argent, même si c'est un peu plus que le nécessaire, il est normal de le partager. C'est ainsi qu'on donne une petite pièce au cobrador qui garde les voitures, même s'il n'a finalement pas été d'un grand service. C'est un peu dans ce sens que les gens nous achètent des crêpes : sans faire preuve de mendicité, mais plutôt de solidarité. Pour certains, cela en devient même compliqué de refuser, et on se sent mal pour eux, faisant un pas ou deux de recul, comme pour signifier qu'ils n'y sont pas obligés. Ainsi, alors que nous proposons un petit échantillon à une femme, nous lui expliquons qu'il s'agit d'une spécialité « française ». A ce propos, voilà qui risque de faire grincer quelques dents : même si nous arborons fièrement le drapeau de la Bretagne, bon ben voilà : personne ne la connaît, notre belle Bretagne, et la France a une telle renommée dans tout ce qui touche à l'alimentation que nous nous sommes laissés aller à notre seule hypocrisie marketing, profitant de façon éhontée de cette bonne réputation. C'est dit. Mais la voilà, notre potentielle cliente, avec son échantillon monté sur un cure-dents dans sa main, n'ayant pas eu le courage de me dire simplement «nooo, gracias ! ». Alors, elle réplique d'un magnifique : « cuisine française vous m'avez dit ? Désolé, je préfère la cuisine allemande ». C'est vrai qu'à 11 heures du matin, sous 30°, rien de tel qu'une bonne choucroute.


Et puis la poule aux œufs d'or s'est transformé en poule aux œuf durs. Comprenez : on ne deviendra pas les Bernard Arnault de la crêpe, et on vend juste de quoi s'offrir des œufs durs et éventuellement un peu de beurre, salé quand même, pour les épinards. C'est qu'en quelques temps, le bon tuyau a fait le tour de Punta del Diablo et nous avons vu arriver progressivement un, deux, trois, puis carrément une dizaine d'autres vendeurs, à proposer brownies, empanadas, biscuits, salades de fruits et j'en passe. Dans cette éprouvette du libéralisme que sont les plages touristiques de l'été austral, on est formels : non, la concurrence ne profite pas à tout le monde. Et en premier lieu, pas à nous. Même si la solidarité est souvent de mise entre vendeurs à la sauvette, comme avec cette Vénézuélienne – le Venezuela étant décidément devenu le pays de l'exode dans cette Amérique Latine aux bouleversements politiques incessants – qui nous rencontre avec un grand sourire : « il y a quelques mois, j'ai décidé de m'installer ici. Vous savez, c'est pas facile en Amérique Latine de se trouver une place comme femme célibataire, c'est très mal vu. Mais ici, c'est pas pareil : ils sont tous un peu tarés ! » nous raconte-t-elle dans un éclat de rire. On n'a définitivement pas choisi Punta del Diablo par hasard.

Nos ventes de crêpes ont donc peu à peu diminué, et il faut toujours plus de temps pour réussir à écouler le stock, quand on y arrive, et ne plus se contenter de notre paradis naturel, mais devoir aller aussi à sur les plages Ibizesques. Et puis, nous nous rendons compte à nouveau que le fameux dicton disant qu'en Uruguay, la fin du mois commence le 15 est une vérité absolue, et s'étend aussi aux touristes argentins. Ces jouisseurs naturels profitent de l'argent quand il est là. Et quand il n'y en a plus, ils attendent le mois suivant. Nous aussi, par conséquent.


Heureusement, nous avons aussi notre second plan : la vente des crêpes dans le restaurant d'Alvaro et Patrizia. Une affaire qui avait bien mal démarré, le couple uruguayo-sarde utilisant nos crêpes fraîches parfois une semaine après fabrication. Et puis, on a compris certaines choses, notamment le fait qu'Alavaro, avant d'être chef d'entreprise, est avant tout uruguayen. Donc forcément un peu bordélique, ou pour mieux dire, vivant si intensément le moment présent qu'il ne pense pas à celui d'après. Pour leur filer un coup de main, Céline était venu faire les crêpes des desserts un soir au restaurant. Et au moment de les faire, elle se rend compte qu'il manque les principaux ingrédients de la garniture. Averti, Alvaro court acheter un énorme régime de bananes pour... les quatre clients du soir. Mais Alvaro a aussi un cœur gros comme ça, nous invitant à l'asado d'anniversaire de Patrizia, invitant aussi les locaux les moins fortunés du village à venir boire un verre, et nous faisant bien comprendre que, pour lui, on « fait partie de l'équipe ». Une sacrée équipe composée, hormis le couple, des cuisiniers Samer, uruguayo-palestinien, et Camila, copine sarde de Patrizia, devenue accro au maté comme moi, plus un pote à Alvaro, dont on se demande quel est exactement son rôle dans l'affaire. Tout ce beau monde loge dans une toute petite maison en bois en face du restaurant qui s'est transformée en auberge festive, preuve qu'ici, la vie en communauté est souvent un passage obligé pour gagner sa vie. Le matin, lorsque nous venons livrer les crêpes, on sent que les soirées sont assez agitées, Alvaro confiant un jour à Céline que plus jamais, au grand jamais, il ne se mettrait dans ces états. On l'a déjà entendu, celle-là. Il y avait aussi ce projet de faire des crêpes de blé noir, ce qui les aurait fait connaître avec un produit inconnu par ici : « la galet' » comme dit Patrizia. Mais voilà : au vu de l'organisation, c'est un projet qui a été mis aux oubliettes. Dommage pour nous, et dommage pour eux, aussi, sans doute.


Et puis, un mois à ce rythme, ça passe vite. Après 30 jours de soleil, de plage et de jeux avec sa petite-fille, le Papé a bien dû rentrer. Nous retournons donc à Montevideo, et cette visite de deux jours nous aura permis de découvrir une toute autre ville, sans doute l'effet cumulé des rayons du soleil et d'une nostalgie bizarre que nous éprouvons dans cette délicieuse atmosphère nonchalante, où l'on ne se lasse pas d'admirer la vie simple des gens qui profitent de la vie. Partout, les gens se posent pour contempler ou prennent un ballon pour jouer. A part devant l'Ambassade des Etats-Unis où un panneau prévient les jeunes et les moins jeunes qu'il y est « interdit de jouer au football ». Comme si la première puissance du monde ne supportait pas la supériorité footballistique de ce misérable pays de 3 millions d'habitants. D'ailleurs, un musée, qui se trouve à l'intérieur du mythique stade du Centenario ayant accueilli la première Coupe du Monde en 1930, relate l'épopée de « la Celeste », l'équipe nationale locale, qui a enchaîné d'incroyables exploits depuis un siècle face aux géants voisins, le Brésil et l'Argentine, ou les puissantes équipes européennes. Recordman des victoires en Copa America (l'équivalent de l'Euro, devant le Brésil et l'Argentine, donc), elle compte aussi deux coupes du monde, plus que la France, l'Angleterre ou encore l'Espagne. Dans cette immense salle de trophées, Maïa aura le projet de « photographier toutes les coupes ». Mission impossible, mais elle aura la plus belle : celle de la deuxième Coupe du Monde, gagnée au Brésil, à la surprise générale. Comme toujours avec l'Uruguay.


Il a dit qu'il n'avait pas fait exprès, le Papé, mais on en doute : il avait pris son billet retour le lendemain de l'ouverture du Carnaval du pays, le plus long du monde – en durée, ça va sans dire. La veille de son départ, nous assistons donc au défilé des chars, dans un grand engouement populaire, prouvant une nouvelle fois que les Uruguayens se lassent rarement de faire la fête. Mais bon, allez, on ne va pas se mentir : la qualité était quand même assez inégale. L'important, pour les Uruguayens, n'est sans doute pas là : il s'agit plutôt de trouver un prétexte pour se retrouver, et le plus longtemps possible. Le lendemain, au moment de prendre son avion, Papé aura les yeux humides, sans que l'on sache exactement si c'était l'effet du vent ou le fait de quitter sa petite-fille qui l'a accompagné quasi 24h/24 pendant un mois – ils partageaient la même chambre, sur des lits superposés, comme à l'internat. Mais comme il n'y avait pas de vent ce jour-là, nous avons notre petite idée sur la question.


Nous revenons donc à la maison en famille rétrécie. Le lendemain, par pur hasard – soit disant - nous nous souvenons des explications de Lionel sur les noctilucas, ces planctons phosphorescents que nous avions découvert il y a presque un an ici-même, précisant qu'ils se voient pendant la lune noire. Ce samedi-là, nous regardons le ciel : pas d'astre lunaire à l'horizon. C'est le moment de jouer aux explorateurs : nous enfourchons nos vélos et trouvons un endroit de la plage la moins éclairée possible. Dans l'obscurité la plus totale, nous organiserons le premier bain de minuit de Maïa, et déjà, sans aucun doute, l'un de ses plus beaux : en nageant, des milliers de petits points lumineux s'allument comme par magie dans l'eau, à la plus grande joie de Maïa, heureuse et consciente de vivre là, comme nous, un moment incroyable. Une leçon de vie aussi : c'est que, même dans les moments sombres, il y a toujours tout plein de lueurs d'espoir, pour celui ou celle qui sait les voir. Allez, on va les vendre, nous, ces crêpes.


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