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Avoir 5 ans au Machu Picchu

Et puis finalement, nous avons pu sortir de ce bourbier qu'est devenu – au premier sens du terme – Trujillo, la désormais ex- « ville du printemps éternel », ravagée elle aussi par le réchauffement climatique. A l'aéroport, des sacs de sable, posées un peu partout en vue d'une énième averse qui inondent tout en moins d'une demi-heure, donnent au lieu un air de pays en guerre. D'ailleurs, les militaires arrivent : cela fait une semaine qu'ils transportent gratuitement les Péruviens qui en ont besoin jusqu'à Lima, dans leurs avions à eux. Ils se savent les seuls héros de la nation, quand les politiques rivalisent d'impudeur et de je-m'en-foutisme devant ce désastre national. Alors, arrivant en pays conquis, un jeune en uniforme sort sa caméra, pour immortaliser la foule en délire acclamant leur arrivée. Mais il a dû se tromper de pays, ou de contexte : les dizaine de Péruviens les regardent passer, l'air hagard, posés sur leurs bouts de carton à l'intérieur de l'aéroport, attendant et campant sans doute depuis plusieurs jours, avec des enfants, parfois même des bébés, qu'un avion, qu'il soit militaire, civil, politique, religieux ou de mes fesses veuille bien les transporter jusqu'à Lima. Il n'y aura pas d'embrassade, à l'image de ce pays divisé, sans beaucoup de conscience collective commune, du moins en apparence, où quelques uns profitent du malheur des autres. Comme ces spéculateurs en short, dévalisant un supermarché de Lima le jour d'une énorme coupure d'eau, achetant toutes l'eau en bouteille du magasin pour les revendre, sur le parking même de l'enseigne, trois à cinq fois plus cher. Ou comme ces entreprises de travaux publics, demandant une fortune pour se déplacer sur les lieux des catastrophes pour remettre en état le terrain, prétextant que ces opérations sont particulièrement risquées et nécessitent donc une prime, sachant, aussi, que les décideurs n'auront d'autre choix que de décider de dire oui, au vu de la situation d'urgence que connaît le pays.

C'est dans ces situations de crise qu'on connaît vraiment l'esprit d'un pays, dit-on. Et nous, on fait un retour d'un an en arrière, lorsque Dolorès, ville uruguayenne malheureusement bien nommée, est rasée par El Nino et que l'on voit, dans tout Montevideo, des camions des syndicats, des grandes entreprises du pays, des ONG, parcourir les quartiers pour aller charger des centaines de tonnes de vêtements et de nourriture pour les victimes. On n'imagine même pas le sort d'un seul de ces spéculateurs en short dans ce pays : au minimum aurait-on convoqué Luis Suarez, footballeur carnivore, pour non pas lui tirer l'oreille, mais plutôt la manger tout cru. C'est pas beau de comparer. Mais qu'on la trouve belle, notre Uruguay quand même, en cachette. Même quand ça bouffe du lobe d'oreille.


Après de nombreuses tergiversations, au final, les grand-mères sont elle aussi bel et bien arrivés au Pérou. Il a quand même fallu bien se renseigner sur l'état du pays en dehors de la zone de Trujillo, tant les accents alarmistes, dans notre zone entourée d'inondations, promettaient des mois de purgatoire pour l'ensemble de la population péruvienne, qui se voyait déjà en peuple élu du catholicisme. Non, en fait, à Cuzco, il pleuvait mais ils en avaient l'habitude et les bus, qu'on nous disait bloqués pour au moins un mois, recrachaient déjà leur pétrole.

Nous arriverons donc le lendemain de l'arrivée des grand-mères, pour le plus grand bonheur de Maïa qui, elle aussi, semblait stressée par ces incessantes incertitudes. C'était alors parti pour trois semaines de road-trip. Le genre pas très reposant. Le genre très conventionnel, aussi : Nazca et ses fameuses lignes, le lac Titicaca, Cuzco et sa Vallée Sacrée. Et y a pas à dire : le Pérou, c'est un enchaînement de merveilles. Naturelles, culturelles, architecturales. Même un simple voyage en bus devient un spectacle dont on ne se lasse pas, à admirer les immenses étendues de l'Altiplano ou les montagnes abruptes des Andes, pendant que Maïa, elle, ne se lasse pas de compter les dames au chapeau ou les Coccinelles – les voitures, pas les insectes . Mais dans ce décor, elle aussi sera émerveillée, à ne cesser de nous répéter : « ah, ça, c'est une belle culture, hein ! »


Mais le Pérou, c'est aussi le pays du tourisme par excellence. On ne voit d'ailleurs pas ce qu'il y a d'excellent à ça. Un pays où une minorité de colons blancs à la tête du pays profite de la manne touristique des cultures indigènes, où ces même indigènes sont là pour ramasser les miettes de ce tourisme parfaitement inéquitable. Forcément, ça crée, au minimum, une certaine frustration. Nous sommes bien loin de l'esprit uruguayen, qui, comme nous le dit notre ami Pablo « aime rencontrer les étrangers ». Ici, les étrangers, ils les voient à tous les coins de rue. Un ras-le-bol tellement compréhensible, et qui fait de nous, à quelques rares exceptions près, des porte-monnaies mobiles, et rien d'autre. Parfois, la rancoeur est un peu trop forte. En sortant d'un bus, une fillette de l'âge de Maïa s'approche d'elle, l'air innocent. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, elle mordra violemment le bras de Maïa avant de s'en retourner voir sa mère. Qui, elle, ne semble pas préoccupée plus que ça par les accès de violence de sa fille. J'essaierai en vain d'avoir des excuses, elle me répétera : « ce n'est qu'une enfant ! » pour justifier son geste. Et pourtant, on a la désagréable impression qu'il ne s'agit pas là d'une simple violence de l'innocence enfantine. Pour le dire autrement, sûr qu'elle se serait fait réprimander à commettre un tel geste à un autre Péruvien. Ou à un autre Indien. La pauvre Maïa restera un moment sous le choc, autant par la douleur des crocs acérés laissant une sacrée marque violette sur sa peau bien blanche que par cette violence qu'elle n'a jamais connue, et dont elle n'avait jamais été victime.


Heureusement pour elle, il y aura d'autre rencontres plus enthousiasmantes. Notamment celle avec Matilda, petite Argentino-péruvienne de son âge, rencontrée dans la rue tout en dénivelé – ne pas oublier le beurre en allant faire les courses sinon, ça attendra le lendemain - dans laquelle nous logeons à Cuzco. Matilda, c'est une petite fille qui sait ce qu'elle veut, et qui te le dit en face, avec ses grands yeux noirs avec lesquelles elle sait déjà jouer à la perfection. Au départ, les deux nouvelles amies devaient jouer une petite heure, avant que nous partions en visite. Et puis, on capitule : Maïa restera toute la journée à jouer dans la maison de sa copine. Au bout de deux heures, je frappe à la porte, pour vérifier, quand même, que tout se passe bien. C'est Matilda herself qui m'ouvre, et qui me défie du regard : « Oui ? »

« Euh, je veux juste savoir si tout se passe bien avec Maïa ? »

« Bien sûr », me répond la fillette, avant de me lancer, du haut de ses quatre ans et avec ses grands yeux noirs : « mais tu sais, elle est parfaitement consentante ».

Ne pas déranger, donc, et octroyer la majorité à ses enfants à l'âge de quatre ans, si possible. La consentante reviendra effectivement ravie de cette journée au contact d'un autre enfant, sans morsure et avec beaucoup d'amour. Et c'est vrai que ça faisait un bout de temps qu'elle n'avait pas pu en profiter comme ça.


Et puis, le jour de ses cinq ans approchant, nous partons en vadrouille vers le Machu Picchu. Car c'était un des objectifs du voyage : Maïa nous avait déclaré sa flamme, il y a quelques mois, devant les photos de ce site Inca d'une beauté effectivement sans nom. Alors, voilà : après avoir tenté de lui expliquer qu'il s'agissait là d'un cadeau exceptionnel, qu'elle n'aura pas un comme ça tous les ans, et que rends-toi compte, petite fille, à quel point tes parents sont généreux, on avait décidé de passer ce cinquième anniversaire, là-haut, sur l'une des merveilles du monde. Nous profiterons de la basse saison touristique pour trouver une formule très économique pour s'y rendre. Et économique rime rarement avec tout confort. Jamais, en fait, au Pérou.


Comme d'habitude, c'est une joyeuse pagaille qui nous accompagne la première matinée, l'agence ayant oublié de compter le nombre de voyageurs qu'ils devaient transporter et partent à la recherche d'un bus plus grand. Comme nous devons retrouver la gare d'Hydroelectrica – il y a un côté très pratique au Pérou pour nommer les nouveaux villages, il faudra peut-être penser à rebaptiser Flamanville « Nucléaire », ce serait sans doute plus honnête – en fin d'après-midi pour que les grand-mères et Maïa puissent prendre le train pendant que moi et Céline finirons le trajet à pied, nous nous enquerrons des conséquences de ce retard sur le programme auprès du chauffeur. « On sera à l'heure » nous répond-il, lapidaire, mais avec la tête de celui qui porte tous les malheurs du monde sur les épaules. Au cimetière de Sucre, se rappelait Mamm-Gozh (l'autre grand-mère), il y avait tout un quartier réservé aux chauffeurs de bus, sacrifiés sur l'autel de cette société de la vitesse. C'est que, dans la structure pyramidale de l'industrie touristique, le chauffeur se retrouve tout en bas. Et encaisse donc les problèmes, les oublis et les négligences de tous les autres. Sous la pluie battante, nous empruntons donc un chemin de montagne aussi adapté aux autobus que le poste de président de la République à Emmanuel Macron. Mais notre chauffeur, contrairement au candidat, n'aura pas le temps de brasser de l'air. A cette vitesse, cette route lave plus blanc que blanc. Il n'y avait qu'à voir la tête des deux grand-mères, le nez dans le vide, à se dire que leur dernière heure était arrivée, pour comprendre qu'Omo Micro était largué grave. Finalement, notre pilote accomplira sa mission, et nous arriverons tous sains et saufs à la gare. Il aura même droit à un pourboire et en sera tout étonné : en bas de l'échelle sociale de l'industrie touristique, on répare les erreurs des autres et on la ferme. Parfois, on meurt sur le champ de bataille, et on la ferme alors pour toujours.


C'est donc en survivants que nous aurons ce privilège de découvrir le Machu Picchu, à l'aube du jour suivant, après deux heures de randonnée merveilleuses pour moi et Céline. Tout en haut, nous souhaiterons un joyeux anniversaire à Maïa, allant jusqu'à attendrir les gardiens nous demandant : « où est le gâteau ? » alors qu'une de leurs missions est justement de surveiller que personne ne mange sur le site.

L'histoire de la « découverte » du Machu Picchu, c'est l'éternelle version du chasseur. Celle du lion, on ne la connaît que très rarement. Dans le cas d'espèce, il s'agit d'un archéologue états-unien, qui aurait « découvert » le site. En réalité, une famille de paysans y habitaient, au début du 20ème siècle, et c'est même leur fils de huit ans qui fit la visite guidée à ce très fameux archéologue, qui profita ensuite des largesses de l'Etat Péruvien pour embarquer toutes les richesses trouvées dans les fouilles aux Etats-Unis. Elles devaient y rester vingt ans, pour le bien de la recherche. Plus de cent ans après, 80% des trésors découverts sur le site sont toujours exposés chez les Yankees. Pour le bien de la recherche, très certainement. De la famille de paysans, personne n'en connaît le nom. Ils ont juste été invités à quitter les lieux. Pour le bien de la recherche, très certainement.

Et pour simplifier les choses, c'est donc Hiram Bingham qui fut le découvreur du Machu Picchu. Ça fait mieux qu'une famille indigène illettrée.


Nous resterons cinq bonnes heures dans ce site incroyable, savourant chaque moment et chaque paysage. On a bien fait : dans trois mois, les visites seront réduites à deux heures par personne. L'industrie touristique doit avaler toujours plus de visiteurs et de devises, et les visiteurs avaler toujours plus de couleuvres.


Mais nous y sommes, donc : Maïa a eu cinq ans. Au Machu Picchu. Le temps passe vite. Plus vite parfois qu'un chauffeur péruvien à la bourre dans les chemins boueux des Andes.


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